Un entretien entre Cédric Villani et la SMF
La Mission Mathématiques menée par Cédric Villani et Charles Torossian a permis de faire un bilan sans concession de la formation des élèves français en mathématiques. Le rapport Torossian-Villani, publié en février 2018, décrit un projet ambitieux de réformes, qui pourrait enrayer la baisse très inquiétante du niveau national en mathématiques. Les 21 mesures proposées (accompagnées d’une cinquantaine de recommandations) nécessiteront, si elles sont effectivement mises en place, des changements considérables à différents niveaux : elles influenceront les méthodes, les approches, les manuels d’enseignement, mais aussi la formation initiale et continue des enseignants. L’implication et la collaboration de tous les collègues (aux niveaux primaire, secondaire, supérieur et universitaire) est absolument nécessaire pour la réussite d’un tel chantier, fondamental pour l’avenir de nos formations et le devenir de toutes et tous les étudiants ; les mathématiques sont en effet indispensables, encore plus dans un monde submergé par les questions autour du numérique.
La SMF a interrogé Cédric Villani pour qu’il donne un éclairage sur ce travail (en lien avec le rapport sur l’intelligence artificielle notamment), et un retour d’expérience après cette large consultation de tous les acteurs de la communauté. Beaucoup de sociétés savantes, d’associations s’interrogent sur les moyens (humains, financiers) qui seront apportés pour que ces mesures puissent être appliquées. Le suivi de ces mesures pose également question : trop de réformes ont été mises en place sans que leurs effets soient évalués ou mesurés. Nous savons également qu’une majorité d’entre nous est déjà submergée de projets, et que l’implication des universitaires dans les questions d’enseignement pré-baccalauréat n’est pas vraiment reconnue. Il nous semblait donc important que Cédric Villani s’adresse à la communauté universitaire, qui devra jouer un rôle dans ce nouveau plan de formation.
"Chers collègues,
D'octobre 2017 à février 2018 j'ai travaillé avec Charles Torossian sur l'enseignement mathématique en France. La mission nous avait été confiée par le ministre de l'éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, alarmé, entre autres, par les piètres résultats des élèves français aux évaluations internationales. Au moment où le ministre m'a approché, j'étais déjà aux prises avec un autre rapport parlementaire, d'une grande complexité... Si j'ai accepté de charger encore davantage la barque avec cette nouvelle mission, c'est, entre autres, parce que nos échanges m'avaient convaincu de sa détermination à agir et de son excellente perception des enjeux de l'enseignement mathématique au 21ème siècle : tout cela me donnait espoir d'une action qui pourrait être suivie de vrais effets, contrairement à ce que j'avais déjà connu avec plusieurs autres gouvernements.
Pour assurer la qualité du rapport, Charles et moi avons réuni une équipe aux compétences variées, réalisé des auditions en quantité, ainsi que plusieurs visites de terrain. Nos conclusions insistaient tout particulièrement sur la formation initiale et continue des enseignants, sur les délicats équilibres que doit respecter un cours de mathématique, et sur les compléments périscolaires qui peuvent l'enrichir de façon déterminante; au passage, nous insistions sur la nécessité de mettre en place (enfin !) un vrai enseignement d'informatique. Nos conclusions étaient résumées dans un ensemble ambitieux de 21 propositions.[1]
Malgré toutes les chausses-trappes du sujet, le rapport a été placé sous le signe du consensus, bien plus que je ne l'espérais. Il y avait d'abord le consensus des personnes auditionnées, dont les analyses et recommandations se recoupaient très largement. Au sein de la communauté mathématique, les critiques ont été rares, et quand elles étaient de bonne foi elles reposaient principalement sur des malentendus, que je me suis efforcé de dissiper [2]. Mais il y avait aussi le consensus au sein de la classe politique, depuis mes collègues députés qui ont participé à des ateliers sur le sujet, jusqu'au ministre qui a annoncé publiquement, lors d'un échange très applaudi à l'Assemblée nationale, qu'il reprenait à son compte la totalité des 21 propositions.
Ajoutons à cela un excellent consensus international qui se dessine, au vu des réactions de nombreux collègues étrangers qui m'ont contacté, très motivés, pour utiliser ce rapport en vue de lancer un débat ou des actions dans leurs pays respectifs -- Italie, Argentine, Cameroun, Russie... Des traductions en anglais et en espagnol ont été organisées; et de Douala à Saint-Petersbourg, j'ai entendu le même refrain de la part de certains des meilleurs mathématiciens de leurs pays respectifs : "Tu sais, les problèmes que vous décrivez dans le rapport, nous avons les mêmes ici ! Il faut absolument que nous collaborions pour les résoudre ensemble !"
Bon ou mauvais, un rapport ne vaut rien s'il n'est suivi d'effet; mais il n'est pas absurde de prendre d'abord le temps du consensus avant de se lancer, surtout quand la mise en œuvre s'annonce pleine de pièges. Cela est encore plus vrai dans le contexte actuel de l'éducation nationale, au vu des chamboulements majeurs qui ont été annoncés par le ministre. Quoi qu'il en soit, on peut maintenant considérer le consensus comme acquis, et le temps de l'action est venu. C'est précisément cette phase qui est en train de commencer avec la nomination de Charles Torossian au poste de coordinateur de la stratégie mathématique nationale.
Mais, si les conditions initiales se présentent bien, le succès devra se gagner de haute lutte, et concerne toute notre communauté -- aussi bien en mathématique qu'en informatique. J'aimerais insister sur plusieurs aspects des évolutions qui s'annoncent.
Premièrement, les changements annoncés sont massifs. L'introduction d'un cours d'informatique, qui a vocation à commencer en mode débranché dès le Cours préparatoire, est une évolution majeure attendue depuis longtemps. La mise en place du cours de culture scientifique et numérique est un défi non moins considérable, et unique en son genre: tout ou presque y est à inventer. L'abandon du système des filières demandera à notre système une adaptation inédite depuis plusieurs décennies, et la constitution de toute une déclinaison de programmes mathématiques. La combinaison de ces trois facteurs fera sans doute de notre discipline celle qui aura le plus besoin de révision, que ce soit au niveau des programmes, des systèmes de formation, ou des interfaces avec les autres disciplines.
Au passage, si l'on souhaite apprécier l'évolution des volumes horaires de mathématique (et de science), on ne peut négliger ces évolutions ! Des élèves qui actuellement sont logés à la même enseigne en filière S, demain suivront des cours variés : culture mathématique, mathématique spécialisée, mathématique experte, mathématique de soutien, informatique... Avec ces cours mieux ciblés, on peut espérer une efficacité très accrue, et la possibilité de dépasser enfin l'hypocrisie de la situation actuelle où certains élèves s'ennuient et d'autres souffrent le martyre, où certains suivent un cours de mathématique par passion et d'autres font semblant de s'y intéresser pour améliorer leurs chances d'être recrutés dans une formation pourtant non scientifique. La nouvelle organisation qui s'annonce a bien été pensée pour répondre aux défis actuels, et en particulier la très délicate équation que pose l'enseignement mathématique, destiné à transmettre aussi bien les connaissances techniques et spécialisées qui seront utiles aux scientifiques, que le fonds culturel et inspirant qui devra nourrir les réflexions des citoyens.
On me dira que ces transformations nécessitent de l'argent et on aura bien raison; pour autant, il ne faudra pas s'attendre à ce que cet argent soit mis sur la table en préliminaire facile. J'ai observé avec stupeur, tout au long de cette année politique, l'intensité de la compétition budgétaire entre tous les acteurs de la vie publique - pas un ministère, pas une collectivité locale, pas un secteur qui ne soit en tension financière. Dans ce contexte, il faudra se battre pour le financement. Mais c'est une bataille que nous remporterons avec un ministre convaincu, des relais actifs, un programme de travail déterminé, et, last but not least, une communauté impliquée.
Et ce sera mon dernier commentaire: le rôle de la communauté tout entière dans la remise à flot de notre enseignement mathématique. Pour ma part, j'ai accepté de reprendre du service auprès du Ministère, cette fois pour aider le Conseil supérieur des programmes à apprécier l'équilibre des disciplines scientifiques au lycée -- mission périlleuse, dans laquelle vos conseils seront d'ailleurs précieux. Mais l'enseignement mathématique est un sujet qui concerne tout le monde universitaire ! Certains de nos collègues y ont investi des efforts considérables : ils restent minoritaires, et l'élargissement du cercle est indispensable. L'implication du monde universitaire dans la formation des enseignants reste très en-deçà des besoins; les ESPE sont mal connectées avec le reste du monde universitaire; les IREM affichent des disparités confondantes qui suscitent la méfiance; le monde périscolaire, malgré sa qualité, souffre d'une pénurie de moyens et de ressources humaines. Tout cela demandera à être amélioré, voire transformé de l'intérieur. Et si nos universités et agences de recherche ne se mettent pas à valoriser réellement l'implication des collègues dans le secteur de l'éducation, cette implication restera, pour les institutions, un simple moyen de s’offrir une bonne conscience à peu de frais, et pour ces collègues engagés, une source de frustration. Il est grand temps de l’affirmer haut et fort : nous avons besoin que nos universitaires s’impliquent dans l’éducation nationale, et que cela soit reconnu !
Rectorats, universités, chefs d'établissement, enseignants-chercheurs, formateurs... Un programme ambitieux demandera des efforts à tout le monde; des efforts importants, voire colossaux à l'échelle du système. Est-ce que l'enjeu en vaut vraiment la peine, dans un contexte difficile ? Je n'ai aucun doute à ce sujet. D'abord parce que notre éducation est dans un état de désarroi immense, comme l'ont bien montré certaines auditions presque désespérantes. Mais aussi parce que l'éducation est un sujet de très long terme (où l'échelle de temps est donnée par la durée de carrière d'un enseignant), qui nécessite une action sans le moindre retard. Scientifiques, nous avons bien des fois, à juste titre, interpellé le politique sur la nécessité de ne pas rester piégé dans les décisions de court terme et de penser à la science comme à une activité qui transforme la société sur le long terme; mais souvenons-nous que l'éducation est une activité qui transforme la science sur le long terme. Est-il d'ailleurs un sujet plus important pour l'avenir de la nation ? Si Henri Poincaré lui-même y a consacré des efforts importants, c’est que la cause en vaut la peine !
Il y a un autre argument à agir maintenant, c'est l'opportunité. Le ministère s'annonce stable, déterminé à piloter et à surveiller l’évolution du système; voilà bien longtemps qu'un ministre de l'éducation nationale n'a pas été dans une position aussi forte, et avec une aussi bonne cote de confiance. Ajoutez à cela que vous avez en la personne de votre serviteur un relais idéal à l'Assemblée nationale, que plusieurs postes clés dans l'architecture politique française sont actuellement occupés par des mathématiciens, et que l'opinion publique est dans un état d'esprit favorable. Notre rapport fournit un contexte opportun, et a été bien couvert par la sphère médiatique, rendant l'action légitime aux yeux des citoyens. Tous ces éléments font qu'il ne se présentera pas d'occasion aussi favorable durant le reste du quinquennat, et peut-être bien au-delà. Si nous réussissons, tous dans nos rôles respectifs, à être à la hauteur du défi, nous pouvons nourrir tous les espoirs. Et nous retrouver dans 10 ans pour dire "Nous l'avons fait !"
Cédric Villani,
Mathématicien,
Professeur de l'Université Claude Bernard Lyon 1,
Député de l'Essonne