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"1+1=0 : Monsieur Weil, est-ce bien rationnel ?"
par Hélène Esnault

Conférence donnée dans le cadre du cycle "Un texte, un mathématicien".

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André Weil (Paris 1906 -Princeton 1998) a un nom dont la notoriété dépasse le cercle des mathématiciens. Pour tous ceux qui ne sont pas proches des mathématiques, Weil est le nom de sa sœur Simone, la philosophe morte dans des circonstances tragiques à Ashford (Angleterre) en 1943.


André, intellectuel de vaste culture, parlant et lisant le sanscrit, a vécu à un jeune âge en Inde, afin de mettre sur pied un département de mathématiques. Il a fui la France au moment de l’occupation pour prendre pied aux Etats-Unis et n’est jamais revenu s’établir en France, son pays de naissance et d’ éducation, où, notamment, il avait co-fondé le groupe Bourbaki.
André Weil est un des pères fondateurs de ce que nous appelons la Géométrie Arithmétique. Le texte dont nous allons parler a profondément influencé l’arithmétique et la géométrie algébrique dès sa parution.


Ecrit alors qu’il travaillait à l’université de Chicago, c’est un article de douze pages paru en 1949, qui est la base de ce qui par la suite fut appelé «les conjectures de Weil». Il y fait des rappels historiques sur les travaux de Gauss  et pose le problème suivant : déterminer le nombre de solutions entières d’équations du genre a1x1n1 + a2x2n2 + ... + arxrnr = 0, où les ai sont des entiers et où l’on cherche des solutions «modulo un entier premier fixé». Par exemple, l’équation x12 + x22 + x32 + x42 = 0 a la solution (x1 = x2 = x3 = x4 = 1) modulo 2, car 1 + 1 + 1 + 1 = 4 = 0, si l’on décide que tout nombre entier divisible par 2 est 0. Elle en a d’autres aussi, par exemple x1 = x2 = 1, x3 = x4= 0 etc. Weil écrit :
«Il est d’intérêt considérable de pouvoir comprendre le nombre de solutions d’une équation (ou, plus généralement le nombre de points rationnels d’une variété algébrique) dans un corps donné et dans toutes ses extensions finies». Il s’agit, entre autres, de démontrer la rationalité (à laquelle nous faisons allusion dans notre titre), qui prédit que la croissance du nombre de solutions n’est pas «chaotique», mais est déterminé par une fraction rationnelle, quotient de deux polynômes à coefficients entiers.


Dans les années 60, Alexander Grothendieck a construit un édifice de conjectures très profondes appelées les «conjectures standard». Personnage de légende, Grothendieck a entrepris, dans une œuvre monumentale, une reconstruction de tous les concepts de base de la Géométrie Algébrique. Toute notre façon de penser actuelle est datée post-Grothendieck. La médaille Fields lui a été décernée en 1966, en son absence car il ne voulait pas se rendre à Moscou pour la recevoir.
De la compréhension des conjectures standard devaient; découler les conjectures de Weil, ainsi que d’autres questions de première importance en géométrie algébrique et arithmétique. A ce jour, elles sont restées indémontrées.

Il n’en n’est pas de même pour les conjectures de Weil. La partie concernant la rationalité fut démontrée par le mathématicien américain Bernard Dwork en 1960. Alexander Grothendieck en a donné par la suite une autre preuve, qui, de façon remarquable, suit le rêve théorique de Weil en le rendant réalité.

Pierre Deligne, en 1974, démontra la dernière partie des conjectures de Weil, la plus profonde, qui explique où la fonction rationnelle devient très petite ou très grande. Je ne peux que recommander l’audition de son interview à la  Fondation Simons (voir la bibliographie). Deligne, un des plus grands mathématiciens, y explique, avec précision, calme, on dirait modestie, si cela avait un sens, son parcours intellectuel, comment il s’est éloigné des conjectures standard afin de résoudre la dernière des conjectures de Weil. La médaille Fields lui fut décernée en 1978 pour cette solution.  Des prix multiples  sont venus après, pour l’ensemble de son œuvre, en particulier le prix Abel l’été passé.

Sa solution, alors comme maintenant, ne peut que nous émouvoir par sa clarté et sa beauté. La méthode de Deligne ne permet pas de démontrer les conjectures standard. Elles étaient, et sont hors de notre portée.
Dans la conférence, nous relaterons cette «saga» à rebondissements liée à la compréhension d’une des conjectures les plus importantes de tout un domaine des mathématiques.

 

Texte : Weil, André «Numbers of solutions of equations in finite fields» Bulletin of the American mathematical society, vol 55, n° 5, 1949, p. 497-508.

 

Pour en savoir plus :  bibliographie

 
Hélène Esnault occupe depuis 2012 le poste de Einstein Professor à la Freie Universität de Berlin, après avoir été professeur(e) à Essen pendant 22 ans. Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, spécialiste de géométrie algébrique, sa recherche porte sur les cohomologies motiviques, les cycles algebriques, ainsi que des questions arithmétiques liées aux points rationnels et aux groupes fondamentaux. Elle est l’auteur(e) d’un livre sur les théorèmes d’annulation. Elle est membre de l’Académie Leopoldina depuis 2008, ainsi que de l’académie de Rhénanie-Westphalie et du Berlin-Brandenburg. Elle est lauréate de plusieurs prix, dont le prix Paul-Doisteau-Emile Blutet de l’Académie des Sciences en 2001 et le prix Leibniz de la Deutsche Forschungsgemeinschaft en 2003.

 

 

15.01.2014 BNF, Paris BNF, Paris