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"D’Euclide à Bourbaki, la réforme permanente"
par Jean Dhombres

Conférence du 14 janvier 2015 donnée dans le cadre du cycle "Un texte, un mathématicien".

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En cherchant à obtenir un texte unique et irréprochable les mathématiciens ont constamment réformé les textes plus anciens. Ceci est vrai pour les Eléments d’Euclide, un texte en treize livres datant du IIIe siècle avant notre ère reprenant, mais en les gommant, des choses antérieurement établies, et qui a donné le ton axiomatique et irréel à bien des textes mathématiques ultérieurs, du moins jusqu’au XIXe siècle. Pour les Eléments de mathématique de Nicolas Bourbaki des années 1950, le principe est le même, mais il a fallu plusieurs fois renouveler le texte. La réforme est une attitude permanente des mathématiciens, qui fait donc entrer les “mathématiques modernes” dans la norme traditionnelle. Ceci vaut aussi bien pour les manuels scolaires. La phrase : “il faut reprendre ce qui est déjà connu pour être plus clair” est une forte motivation pour l’écriture d’un texte mathématique. Il y a bien sûr quelque chose de paradoxal dans la volonté de réforme, alors que le texte en vue est pensé comme définitif. Par ailleurs, la réforme se heurte à une non moins naturelle volonté de stabilité des programmes, qui dans la plupart des pays sont définis nationalement par des commissions d’enseignants mathématiciens. Or, et ceci est généralement peu discuté, le choix dans les mathématiques diffusées dépend aussi des valeurs qu’une société attribue à la formation par l’enseignement même des mathématiques : esprit logique, capacité d’imagination et de synthèse, habileté au calcul et capacité d’analyse, préparation à la modélisation, mais peut-être aussi sens de la certitude, objectivité et croit-on, neutralité scientifique,…De sorte qu’il existe des formes de réaction au sein même de la pratique enseignante : on connaît le “à bas Euclide” des “mathématiques modernes” fondées sur les structures, qui a entraîné un retour à la géométrie, suivi d’un abandon presque général de celle-ci au profit d’une conception algorithmique. Mais au XVIIe siècle, la “réforme des mathématiques” est une expression qui ne peut que répondre à la Réforme tout court, celle religieuse du siècle précédent, issue de Luther et de Calvin.

Mon propos n’est pas d’opposer frontalement aux requis plus généraux de valeurs intellectuelles une pratique mathématique que l’on pourrait dire pure. Car celle-ci change nécessairement, les mathématiques étant un domaine en mouvement, et cela va en s’accélérant formidablement au XXIe siècle. Au contraire, je veux montrer par des exemples précis, et à partir de textes qui ont eu une réelle influence, comment les réformes traduisent de vrais changements de conception mathématique en phase avec l’histoire. Libre à nous de les juger a posteriori, mais pas de postuler ces changements comme étant toujours capricieux et aléatoires.

Je n’ai choisi que deux exemples. L’un est le théorème de Pythagore, qui se présente sous deux formes chez Euclide (un raisonnement à partir des aires, et un raisonnement à partir de la similitude). Je veux montrer comment il se développe jusqu’en mécanique quantique avec les relations dites d’incertitude d’Heisenberg. J’ai choisi de vérifier cette évolution à partir de trois textes, l’un est de Jacques Peletier du Mans, un arrangeur (par ailleurs poète) des Eléments d’Euclide du XVIe siècle, l’autre est de Clairaut, un spécialiste de mécanique céleste du XVIIIe siècle et enfin je prends Bourbaki exposant la théorie “élémentaire” des espaces de Hilbert, et donnant à l’occasion une de ses rares figures.

Un deuxième exemple est celui de l’algèbre polynomiale telle qu’elle fut inaugurée par Descartes avec la méthode des coefficients indéterminés (remarquable exemple d’emploi du célèbre Discours de la Méthode), allant jusqu’à la règle des signes (pratiquement jamais expliquée dans un livre élémentaire) et le théorème fondamental de l’algèbre. Le jeu de va et vient de la tête, si je peux dire, que représente l’opération banale aujourd’hui de multiplication de deux polynômes, est inventé par Descartes en liaison avec une écriture spatiale qui a fondé la pratique scolaire pour des siècles. Cette spatialisation n’est pas pour rien dans la démonstration du théorème fondamental de l’algèbre par Argand en 1806, que l’on réduit trop souvent à une pratique calculatoire des nombres complexes.

En retour se pose une question. Comment cette spatialisation doit-elle être adaptée à l’écriture linéaire de la programmation ? Lire les anciens auteurs mathématiciens contraint à penser les façons de réformer aujourd’hui, et aide aussi à juger ces réformes.


 

Textes :

  • Euclide (0323-0285 av. J.C. [Eléments de géométrie (français). Extrait. 1628]. Les Six premiers livres des Eléments géométriques d'Euclide avec les démonstrations de Jacques Peletier du Mans .Genève : de l'imprimerie et frais de Jean de Tournes, 1628.
  • Arnault, Antoine (1612-1694) Nouveaux élémens de géométrie ; contenant, outre un ordre tout nouveau, & de nouvelles démonstrations des propositions les plus communes, de nouveaux moyens de faire voir quelles lignes sont incommensurables... Paris : C. Savreux, 1667.[24]-345 p.
  • Bourbaki, Nicolas Éléments d'histoire des mathématiques, livre V: Espaces vectoriels topologiques. Nouvelle éd. revue, corrigée et augmentée. Paris : Hermann, 1974. 376 p. ; 21 cm. (Histoire de la pensée ; 4).
  • Descartes, René (1596-1650) Discours de la méthode ; suivi de La dioptrique, Les météores et La géométrie... [Etc.] / René Descartes. Oeuvres complètes / René Descartes ; sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner ; vol 3. [Paris] : Gallimard, impr. 2009. 1 vol. (816 p.).

 

Pour en savoir plus :  bibliographie

 

Jean Dhombres a eu à tout le moins deux carrières. L’une de mathématicien, spécialisé sur les équations fonctionnelles, notamment pour caractériser les espaces préhilbertiens parmi les espaces de Banach, un domaine peu représenté en France et pour lequel il a écrit avec Janos Aczél le livre de référence dans l’Encyclopaedia of mathematics. Ce qui l’a conduit à être au CNRS et à l’Université comme professeur de mathématiques à l’Université de Nantes. C’est  à Nantes, et pendant qu’il était directeur du département de mathématiques,  qu’il a pu créer l’Irem, mais aussi le Centre François Viète d’histoire et de philosophie des sciences. Cette dernière création se rapporte à l’autre carrière, celle d’historien des idées et des cultures, spécialisé par la confrontation des sciences mathématiques en général avec la variété des âges (comme les périodes de la Révolution française, ou de la Contre-réforme, sur lesquelles il a écrit plusieurs livres) et des civilisations (comme le phénomène de confrontation des mathématiques jésuites avec la civilisation chinoise au XVIIe siècle). Ce qui l’a conduit à devenir directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales depuis 1988, désormais au Centre Alexandre Koyré. Il a ainsi écrit en collaboration des biographies de Fourier, de Lazare Carnot, ou de Laplace. Doit sortir en 2015 chez Hermann une encyclopédie où les mathématiques ne sont pas traitées comme anecdotiques ou comme simplement techniques dans l’évolution de la civilisation mondiale : Les savoirs mathématiques et leurs pratiques culturelles. De l’âge baroque aux Lumières.

 

14.01.2015 BnF, Paris BnF, Paris