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En mémoire du Professeur Jiarong YU

Je ne m’y attendais pas, la nouvelle que le Professeur Jiarong YU a quitté ce monde m’a bouleversé. Il était en excellente santé et d’esprit vif l’an dernier tout au long de la fête destinée à célébrer son centenaire à l’université de Wuhan : il nous a même réservé plusieurs surprises. Avant la cérémonie, le comité d’organisation a projeté une vidéo dans laquelle le Professeur YU récitait un long poème en prose à trois cent soixante huit caractères, intitulé « Tour de YueYang »[1], la clarté et la justesse de la tonalité de son récit nous ont tous émerveillés. Il a tenu à faire un discours pour saluer tous les participants venus des quatre coins du monde, il a même pris plaisir à une longue séance de photos de souvenir avec nous. Le lendemain, au moment du départ de l’hôtel, à notre grande surprise, le Professeur YU a réuni les anciens étudiants de la classe sino-française[2] ; il n’a pas pu nous reconnaître visuellement, mais se souvenait bien de notre nom : nous avons tous changé avec le temps, alors qu’il gardait toujours en lui les images de notre jeunesse.

 

Au début des années quatre-vingt du siècle dernier, la Chine a commencé à s’ouvrir au monde occidental : le Professeur YU a joué un rôle de pionnier dans l’établissement de coopérations universitaires entre la Chine et la France en créant la classe de mathématiques sino-française, qui suivait à l’époque le cursus universitaire français. En tant que directeur du Centre sino-français de mathématiques de Wuhan pendant quinze ans, le Professeur YU y a consacré toute son énergie : le Centre a recruté huit promotions soit plus de deux cent trente étudiants ; ce programme a laissé une empreinte profonde dans l’histoire de la coopération culturelle entre la Chine et la France.

 

Le Professeur YU a connu un destin hors du commun. Né dans une famille bourgeoise dotée de traditions chinoises possédant des milliers de grands classiques littéraires ou philosophiques, y compris ceux du confucianisme et du taoïsme, il a, grâce à ses qualités exceptionnelles, obtenu une bourse pour faire ses études doctorales en mathématiques à Paris, et a soutenu sa thèse d’État[3] en seulement trois ans ; il a su nouer des liens d’amitiés avec des mathématiciens éminents tels que H. Cartan, G. Choquet, J.P. Kahane, P. Malliavin, P.A. Meyer et L. Schwartz pour n’en citer que quelque-uns. La révolution culturelle a bousculé sa carrière scientifique prometteuse, mais lui a aussi fait perdre le trésor familial d’une dizaine de malles de livres. Mais dès que l’occasion le lui permettait, il se remettait à travailler sur les mathématiques ; petit à petit, par tous les moyens, il acquérait de nouvelles éditions des livres de grands classiques qu’il aimait tant.

 

Le Professeur YU a gagné le respect, l’estime et l’admiration de ses pairs, de ses étudiants, de tous ceux qui l’ont fréquenté, non seulement par ses qualités d’organisateur, par ses œuvres scientifiques, mais aussi par ce mélange de cultures qu’il incarnait, une culture orientale d’humilité et de politesse combinée avec une culture occidentale d’élégance et de franchise. Selon le sens du Taoïsme, la suprême bonté agit comme de l’eau, cherchant à faire du bien à toute chose sans en tirer bénéfice[4]. J’ai eu la chance de rencontrer cette bonté du Professeur YU.

Shizan Fang, le 02 novembre 2020 à Dijon


[1] En chinois : « 岳阳楼记 », écrit par Zhongyan FAN en l’an 1044 sous la dynastie Song.

[2] Je fais partie de la première promotion.

[3] Soutenue en 1949.

[4] En chinois :  上善若水,水善利万物而不争。

Professeur Jiarong YU

 

Publiée le 06.11.2020