Les mathématiques modernes
par J. Leray
(article publié dans la Gazette, G4, octobre 1971, pages 5-11)
On en parle, de la "maternelle"1 aux "terminales du secondaire". Or, les mathématiques les plus anciennes et les plus récentes se complètent, comme les organes de tout corps vivant, et la science ignore ce que sont ces mathématiques "modernes". Ouvrons donc les livres de nos enfants pour l'appendre.
Commençons modestement par la "première" A.B (non scientifique) ; choisissons (chez Nathan, 1970) la Mathématique de Revuz, ancien élève de l'E.N.S., professeur à la Faculté des Sciences de Paris, qui s'occupe très activement de recyclage et fut un membre influent de la commission Lichnérowicz de réforme des programmes : nous sommes à bonne école pour apprendre ce qu'est, au sens de la mathématique "moderne", cette notion d'ensemble fini, qui est désormais la base de l'enseignement de "première" ; voici ce dont il s'agit (t. 1, p. 38-39) :
Un ensemble fini (non vide) $E$ est par définition l'image bijective d'un segment $[1,a]$ de $\mathbb{N}$ (ensemble des entiers naturels).
Deux ensembles finis ont, par définition, même cardinal si et seulement "si ils" (sic !) peuvent être mis en bijection.
On prouve la transitivité de la relation $\text{Card} (E) = \text{Card} (F)$. Puis :
Définition. Le nombre $a$ est le cardinal du segment2 $[1,a]$ de $\mathbb{N}$.
Les professeurs qui enseignent cette nouveauté la débitent hâtivement ; les élèves qu'ils sélectionneront l'auront apprise par cœur ; les autres, c'est-à-dire les élèves intelligents, demandent des explications. C'est pourquoi j'ai dû lire ces deux pages. J'ai constaté qu'elles ne contenaient que des phrases vraies ; elles m'ont pourtant inquiété : ces propos ne s'appuient sur aucune propriété ni des entiers, ni des ensembles finis ; ils s'appliquent donc aussi bien aux segments de la droite $\mathbb{R}$ et aux ensembles infinis ; ils "prouvent" alors ceci : on ne peut mettre en bijection deux segments de droite que s'ils ont même longueur. Ces propos équivalent donc, essentiellement, à l'absurdité suivante : toute carte de France a les dimensions mêmes de la France (1.000 x 1.000 km) car elle contient autant de points que la France ! Telles sont ces "mathématiques modernes".
Si les deux pages analysées ne contiennent que des phrases exactes, une lecture très attentive y fait cependant découvrir un mot erroné, qui les rend absurdes : le mot définition, devant la proposition, "$a$ est le cardinal du segment $[1,a]$" ; en jargon moderne, cette proposition devrait être énoncée : "l'application $a \rightarrow \text{Card} [1,a]$ est bijective" et devrait être déduite de I'axiome suivant : un ensemble fini ne peut être mis en bijection avec l'une de ses parties. Dès lors ce propos s'appliquerait à $\mathbb{N}$ sans pouvoir l'être à $\mathbb{R}$.
De telles considérations sont hors programme : A. Lichnérowicz a des idées saines et claires ; il veut qu'on postule ce qui semble évident à l'élève ; il veut que physiciens, chimistes et biologistes emploient les termes mathématiques ; il ne leur demande certes pas de dire : "Le cardinal de l'ensemble des pieds du cathétomètre est trois", "du quadrupède est quatre". A. Revuz est un mathématicien très qualifié, plein de dévouement et de bonne volonté ; il a été victime de l'esprit des "mathématiques modernes" quand il a contresigné ce galimatias de bribes de raisonnements, étudiant les ensembles finis à partir des axiomes des entiers et de raisonnements étudiant les entiers à partir des axiomes des ensembles finis, galimatias qui ne recourt ni à l'un, ni à l'autre de ces systèmes d'axiomes !
Ainsi, "les mathématiques modernes" sont une accumulation de définitions de notions, dont les propriétés
caractéristiques (c'est-à-dire les axiomes) ne sont pas énoncées, dont aucune propriété remarquable n'est établie ; on ne peut donc ni raisonner logiquement avec elles, ni s'y intéresser. Les apprendre est un exercice de mémoire nocif à l'intelligence.
Les auteurs de programmes n'ont rien voulu de tel en France ; ils ont demandé aux enseignants d'employer avec bon sens, dès que l'occasion s'en présente, les termes corrects du langage scientifique contemporain, avant même que leur sens scientifique puisse être rigoureusement défini aux élèves par un système d'axiomes ; certains enseignants l'ont bien compris.D'une ignorance totale de la langue mathématique contemporaine, certains autres enseignants des premier et second degrés sont passés à l'excès opposé ; une phraséologie employant de façon défectueuse et vaine la terminologie mathématique3.
Confirmons ce diagnostic en passant en "terminale" : lisons4 la p. 1 du t. 1 des "Mathématiques élémentaires" de Cognac et Thiberge, inspecteurs généraux5 (Masson, 1963). Il y s'agit de la notion d'ensemble, fini ou non. Va-t-on se servir de ce terme seulement pour exprimer des vérités de bon sens ? Que non ! C'est un terme scientifique ; il "faut" donc s'exercer à l'employer avec le maximum de généralité ! Le premier exemple d'ensemble qu'on donne est celui6 d'un "ensemble d'ensembles". Or, c'est dangereux : la notion7 d'ensemble de tous les ensembles est absurde et c'est pour échapper à de telles absurdités qu'il faut définir la notion d'ensemble par une axiomatique difficile ! Revenons à notre texte : le second exemple que nous lisons est "L'ensemble des propriétés d'un objet".
Quel mathématicien a employé cette notion ? Quel est l'ensemble des propriétés d'un point ?
Un objet a beaucoup de propriétés $P$. Soyons modeste : formons des classes $C$ contenant chacune toutes les propriétés $P$ de $O$ qui sont équivalentes entre elles ; considérons seulement l'ensemble $\{C\}$ de ces classes $C$. La classe $C$ est caractérisée par l'ensemble $E$ des objets qui ont les propriétés équivalentes $P$ constituant $C$ ; $E$ est un ensemble arbitraire, contenant $O$, $\{C\}$ est donc en bijection avec l'ensemble $\{E\}$ des ensembles $E$ contenant $O$ ; si nous notons $e = E \ O$, $\{C\}$ est donc aussi en bijection avec l'ensemble $\{e\}$ des ensembles $e$ ne contenant pas $O$. "L'ensemble des propriétés d'un objet" est donc une notion équivalente à la notion absurde de "l'ensemble de tous les ensembles".
Tournons cette page 1 ; quelle déception ! Désormais on s'abstiendra de considérer d'autres ensembles que les sous-ensembles d'un ensemble choisi une fois pour toutes. Le lecteur, enivré des folles perspectives de la page 1, ne se laisse pas enfermer sans protestation dans ce cadre si étroit que la page 2 lui impose d'autorité ! Quand il s'en plaint à moi, je dois lui dire que c'est afin d'éviter les dangers que présente le fallacieux verbiage de la page 1 ; il me déclare alors que je ne comprends pas les "mathématiques modernes" ; j'en conviens, mais cet aveu me fait perdre la face.
Les "mathématiques modernes" se flattent d'enseigner "la théorie des ensembles". Or, de même que nous disposons de plusieurs géométries, nous disposons, grâce à Paul Cohen, de plusieurs théories des ensembles ; si l'une était contradictoire, toutes le seraient. Elles diffèrent les unes des autres par des choix d'axiomes différents, mais tous licites.
"Le postulat d'Euclide" n'est pas "une propriété qu'on ne sait malheureusement pas démontrer" ; c'est la définition même de cette géométrie euclidienne, dont l'emploi est souvent commode ; cependant, même pour étudier certaines structures de géométrie euclidienne, il est souvent commode de les assimiler à des structures de géométrie sphérique, de géométrie de Lobatchevsky, etc.
La diversité des théories des ensembles est analogue à celle des géométries. Certes, Bourbaki adopte les théories
des ensembles que définit l'axiome de choix ; elles impliquent des propriétés essentielles des espaces de Banach.
Mais un très célèbre analyste, préférant que tout ensemble de points de $\mathbb{R}^{n}$ soit mesurable, en adopte d'autres, où l'axiome de choix ne s'applique qu'aux ensembles dénombrables. Il a le droit d'adopter ce point de vue, qui fut celui de Lebesgue. À nous de ne pas commettre d'erreur en employant leurs divers résultats.
Paul Cohen est venu jadis exposer au Collège de France ces découvertes, alors qu'elles étaient récentes ; j'ai tenté d'annoncer cette conférence, que je savais devoir être profonde et lumineuse, aux promoteurs des "mathématiques modernes" ; le téléphone fut précipitamment raccroché ; ils n'ont rien à apprendre !
L'enseignement supérieur devra donc continuer à dire à bon nombre d'étudiants : "Oubliez d'abord ce que vous avez entendu au lycée."
Car moderniser l'enseignement des mathématiques est nécessaire ; mais enseigner les "mathématiques modernes" est une illusion.
Il faut affronter ceux qui la propagent ;
"Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres,
Riches, pour tout mérite, en babil importun,
Inhabiles à tout, vides de sens commun.
Et pleins d'un ridicule et d'une impertinence
À décrier partout l'esprit et la science.
(11 mars 1672 ; acte IV, scène 3.)"
En effet, de Faux Savants ont toujours intrigué ; onze mois avant de mourir, Molière avait le courage de les dépeindre ; ayons celui de les reconnaître.
Nos collègues du premier et du second degré, à très peu d'exceptions près, aiment leur métier, désirent le bien connaître et le bien faire ; mais une réclame de mauvaise aloi en faveur de recyclages les ont persuadés qu'ils doivent tout oublier pour tout rapprendre, que l'objet et le but de leur enseignement est changé : ils s'interrogent avec inquiétude sur "sa finalité". Il arrive qu'une phraséologie abusive ne leur laisse plus le temps d'enseigner ces fondements mêmes, que l'emploi de termes plus adéquats devrait mieux faire comprendre. Il arrive qu'un usage systématique de quantificateurs leur fasse dénaturer la simplicité des notions fondamentales.
Ils sympathisent avec leurs élèves ; mais ils sont en danger de sélectionner les trissotins. Ils s'en rendent compte moins vite que collègues non mathématiciens, élèves et parents, qui s'irritent8.
Les ministres décrètent les programmes sans surveiller leur exécution. Il faut qu'un personnel enseignant, plus ou moins bien formé et facilement séduit par les nouveautés, enseigne des sujets qu'il ignorait ; incapable d'interpréter programmes et instructions officielles, il fait aux manuels, "fiches" et recyclages. Or les manuels, plus hâtivement rédigés9 que jamais, contiennent plus d’erreurs que jamais, désormais certains d'entre eux interdisent l'accès même des mathématiques aux élèves intelligents. Hors du domaine intellectuel, l'architecte est pourtant responsable de l'exécution de ses programmes.
Les associations de parents d'élèves10 sont passives : elles tolèrent - quoi qu'il en coûte - que les manuels soient énormes et sans cesse réédités, parce que médiocres et erronés. Pourtant, sauf en matière intellectuelle, toute nourriture défectueuse est remplacée ou remboursée sans discussion.
Déceler les erreurs des manuels est difficile : des compétences variées et des lectures attentives n'y suffisent pas ; souvent seules les révèlent les hésitations des élèves intelligents et des enseignants sachant critiquer une construction mathématique.
Actuellement les manuels ne tiennent aucun compte des critiques très pertinentes qui sont faites d'eux, lors de la préparation11 à l'agrégation et au C.A.P.E.S.
Les I.R.E.M., quand ils ne sont pas nocives, ont un rôle insuffisamment utile : sinon la situation serait saine.
Tout l'enseignement d'un pays centralisé peut être victime des "mathématiques modernes" ; un exemple très proche le prouve.
Les États-Unis ont les premiers douté de notre enseignement traditionnel, si imprégné de souvenirs méditerranéens; chaque école y est maître de son enseignement, mais parents et enseignants discutent souvent ensemble les réactions des élèves ; 25% des High schools ont actuellement modernisé l'enseignement des mathématiques : la situation n'est pas malsaine.
L'enseignement soviétique est modérément modernisé ; il enseigne efficacement des mathématiques utilisables ; A. Kolmogorov, qui est l'un des plus profonds et féconds mathématiciens soviétiques, vient souvent s'entretenir avec les élèves pour promouvoir et contrôler cette réforme.
La pédagogie est dangereuse quand elle n'a pas pour moteur et pour but les réactions mêmes des jeunes gens et quand elle prétend jouer un rôle prépondérant dans la formation des maîtres.
Dans un pays centralisé, comme le nôtre continue à l'être, voici ce qui paraît de plus en plus nécessaire : toute difficulté gênant des élèves intelligents, l'un quelconque des enseignants ou des candidats à l'enseignement, devrait être signalée à des mathématiciens très qualifiés, seuls capables d'en analyser la nature profonde ; leur réponse devrait être éventuellement communiquée à l’auteur d'un manuel ou de "fiches" ; s'il n'en tenait pas compte, son attitude devrait être signalée à tous les enseignants ; s'il refusait de rectifier d'urgence une erreur scientifique patente, les associations de parents d'élèves devraient être alertées. Des modifications de programme ou d'instructions officielles pourraient résulter de ce travail.
II devrait être l'activité essentielle des I.R.E.M. ; ceux-ci ne seront en état de s'y livrer correctement que quand les personnes les constituant seront fréquemment renouvelées et choisies avec compétence. Ils pourront alors contribuer au succès, actuellement très incertain, de la réforme décrétée.
1- Le français "moderne", qu'il me faut bien employer, transforme de nombreux adjectifs en substantifs ; j'en demande pardon aux lecteurs aimant notre langue.
2- Ce texte ne parle jamais de "segment" de $\mathbb{N}$, mais toujours de "segment fermé" de $\mathbb{N}$. Si la notion de "segment fermé" de $\mathbb{N}$ a un sens, celle de "segment" de $\mathbb{N}$ doit en avoir un plus général. Or, ce n'est pas le cas. Qui sait le français ne peut comprendre !
3-C'est faire des "mathématiques modernes" qu'exercer les enfants à exprimer ainsi que les porcs n'ont pas d'ailes : "L'ensemble des porcs ailés est vide" . Puis-je demander à l'auteur de cette "fiche" si le cardinal de l'ensemble des chevaux ailés est $0$ ou $1$ ? Pégase compte-t-il ?
On retrouve des porcs ailés dans "L'initiation programmée aux ensembles" de J. Clarke et M.-A. Touyarot (Nathan, 1969) ; elle s'adresse "aux maîtres, aux élèves des classes du cycle d'observation, aux parents, à tous ceux qui désirent prendre contact avec cet enseignement moderne des mathématiques dites ensemblistes" (p. 3) ; elle propose les "tests" suivants :
- "Représenter, à l'aide des signes étudiés, l'ensemble des cochons qui ont des ailes" (p. 32).
- Écrivez la phrase suivante en utilisant des symboles mathématiques "Pasteur appartient à l'ensemble des hommes qui ont découvert le vaccin contre la rage." (p. 17).
- De ces deux ensembles, lequel est un ensemble vide : un ensemble d'animaux à quatre pattes ; l'ensemble des femmes qui ont été "Président de la République française?" (P. 27).
Les réponses "correctes" à ces "tests" absurdes sont (p. 58-59-60) :
- "Cochons qui ont des ailes" : $\Phi$ ou $[ ]$.
- "Pasteur" $\epsilon$ [Pasteur].
- "Ensemble des femmes "Président de la République française."
Ainsi, dans cette "théorie" des ensembles-là, tout homme ayant découvert le vaccin antirabique se nomme, par définition, "Pasteur" et aucun ensemble d'animaux à quatre pattes n'est vide, pas même l'ensemble des mouches à quatre pattes !
Signalons que cette "initiation" dit "qu'un ensemble est fini s'il est possible de dresser la liste de ses éléments" et donne, comme premier exemple d'ensemble infini, "la suite des décimales obtenues en divisant 1 par 3" (p. 21). Dire que toutes ces décimales sont égales à $3$ n'est-ce pas "dresser leur liste" ?
4- Pour éviter tout malentendu, nous choisissons maintenant un texte antérieur à la Commission Lichnérowicz.
5- Ouvrage rédigé par un professeur agrégé, à l'esprit ouvert et aux rapports agréables : la critique ci-après ne l'a pas offensé, mais intéressé ; je lui en sais gré. J'ai pour MM. Cognac et Thiberge beaucoup d'estime.
6- L'expression employée est "ensemble de collections", ce qui est synonyme.
7-Soit $\Omega$ l'ensemble de tous les ensembles; l'ensemble de ses parties pourrait être mis en bijection avec l'une de ses parties, contrairement à un théorème de Cantor.
8- Voir un article récent dans "le Figaro" (9 février 1971) d'A. Kastler s'attaquant vivement au caractère actuel de l'enseignement mathématique.
9- Le premier manuel cité "conduit à penser" que toute fonction est dérivable (p. 137), que la continuité est l'absence de saut (p. 105), que l'image continue d'un ouvert est ouverte (p. 106, figure).
10- Quant à la "Défense de la jeunesse scolaire", malgré son zèle, son désintéressement et plusieurs mises en garde très précoces, elle commence seulement à s'étonner (Lettre d'information 32, mars 1971).
11- Les promoteurs des "mathématiques modernes" intriguent actuellement pour enlever la charge de cette préparation à ceux qui l'ont toujours assumée avec intelligence et succès.