Souvenirs par Jean-Pierre Aubin (22 juin 2017)
Depuis qu'il m'a fait l'honneur de participer au jury de ma thèse en 1966, j'ai eu la chance et le plaisir de bénéficier des avis et conseils de Jean-Pierre Kahane sur tant de sujets pendant de nombreuses discussions, surtout ces trente dernières années. Notre dernier échange date de la campagne présidentielle de 2017, au sujet d'un revenu de solidarité, complétant le revenu universel.
Comme Marie-Louise Dubreil-Jacotin, Jacques-Louis Lions, Laurent Schwartz et Gustave Choquet, Jean-Pierre Kahane compte parmi ceux qui m'ont formé et accompagné toute ma vie, non seulement mathématique, mais intellectuelle. Je leur dois tout, et je suis très triste de devenir désormais orphelin.
Tant en mathématiques que sur bien d'autres thèmes, j'ai toujours été frappé par sa rigueur intellectuelle, sa gentillesse et sa disponibilité à écouter des arguments qui contredisaient les siens. Il m'avait parlé de son père, Enest Kahane, biologiste, fondateur de l'Union rationaliste, et auteur d'un merveilleux ouvrage, "La vie n'existe pas". Il a inspiré le titre, "La valeur n'existe pas'', d'un ouvrage que j'ai commencé à rédiger en 2012, qui commence par ses lignes : "Le titre de ce livre est emprunté à celui de "La vie n'existe pas~!", d'Ernest Kahane, publié il y cinquante ans aux éditions de l'Union Rationaliste : j'espère ne pas en avoir trahi l'esprit. Ce titre semble péremptoire alors qu'il n'est que provocateur. Ces pages n'exposent pas des certitudes : elles posent en fait de multiples questions." Il en a lu les premières versions et les avait commentées. J'ai appris son décès alors que j'y travaillais. Je ne sais pas si j'aurai le temps de le terminer, mais je ne cesserai de me demander ce qu'il en penserait.
Il avait invité mon jeune fils Pierre-Cyril, alors âgé de 16 ans, en même temps que sa petite fille, à intervenir lors de la célébration des 80 ans de l'Union Rationaliste en 2010, pour y apporter un peu de jeunesse. C'est en préparant cet événement que Jean-Pierre Kahane lui a expliqué que beaucoup de français ont fait preuve de résistance passive pendant l'occupation. Par exemple, sa famille, juive, n’avait pas été dénoncée. Mais, son père étant parti en zone sud et sa mère absente, Jean-Pierre Kahane et ses frères, gardés par une vieille tante, une perquisition ou une rafle avant celle du Vel-d’Hiv avait été faite par un français accompagné de deux militaires allemands. Il a été pris et envoyé dans le camp de Compiègne alors qu'il avait 15 ans. Ce camp divisé par des barbelés entre juifs et communistes. Malgré l’interdiction, il était allé vers le camp des communistes et avait discuté avec eux. En en sortant, affamé et sans le sou, il s’est arrêté sur sa route dans une boulangerie en expliquant sa situation. La boulangère l’a nourri et donné de l’argent pour poursuivre son voyage. De là date son engagement dans le communisme auquel il est resté fidèle contres tornades et raz de marée.
Nous l'avons vu la dernière fois en novembre 2016 après une conférence à l'IHP de Jean Mawhin et nous avait invité chez lui : il a expliqué à Pierre-Cyril les probabilités et les ondelettes, sujet qu'il apprenait pendant son "master 2''. Ces souvenirs ne quitteront ni Pierre-Cyril, ni ses parents.
Jean-Pierre Aubin
Le 22 juin 2017