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Un hommage à Bernard Morin (1931-2018)
par François Apéry

Dernière rencontre

J'ai perdu un ami qui avait la dent dure paraît-il. Tout le monde le sait puisque personne n'était épargné, donc inutile de le taire. Il faudrait d'ailleurs dire intransigeant, ce serait plus juste.

Je me flatte d'avoir conservé son amitié au moins jusqu'au 12 janvier 2018, date de notre dernière rencontre à la maison de retraite de Chaville, son mouroir disait-il, où sa famille, devant faire face à sa perte d'autonomie, avait été contrainte de le mettre deux ans auparavant. Il avait pris du poids et fumait sa pipe à jet continu, ce qui causera sans doute l'infection pulmonaire qui l'emportera deux mois plus tard.

Je m'étais annoncé par téléphone et il m'avait demandé : "as-tu quelque chose à m'apporter? non, alors voici quelques suggestions: une tablette de chocolats avec des mignonettes de Cointreau ou de Whisky, des meringues..." Il avait fallu cacher tout cela au fond d'un tiroir à cause de l'inscription affichée en caractères gras sur la porte de la salle de bains : surveiller le poids de Mr Morin tous les mardis matins. Son coup de fourchette a toujours fait l'admiration ou l'angoisse des maîtresses de maison. Mais il avait gardé l'esprit vif et avait tenu à me parler de la question des attributions, résultant souvent de hasards et de malentendus. Prenant son cas en exemple, il commença par les singularités : "René Thom m'a dit qu'on pourrait décrire les singularités dont le symbole de Boardman ne contient que des "1" si on disposait d'un théorème de préparation différentiable1. J'ai demandé à Bernard Malgrange qui a rapidement produit le théorème. Ensuite, Henri Cartan et ses élèves ont rédigé la note2 que j'ai signée. Mon rôle a été très mince et s'est essentiellement résumé à une petite généralisation. Pourtant quelqu'un à Orsay a décidé d'appeler cela "singularité de Morin".

Puis vint le retournement de la sphère :

En revanche, le modèle central avec quatre bras du retournement dit de "Froissart-Morin" c'est bien moi. J'en ai fait un modèle en pâte à modeler que j'ai montré à Marcel Froissart à Seattle3. Elle mérite bien le nom de " surface de Morin.

Pendant le dîner la conversation roula sur la difficulté à faire des mathématiques. Il évoqua Saint-Augustin selon lequel l'homme accepte facilement les choses compliquées comme la nature, la vie, les animaux, mais difficilement les choses simples comme Dieu, c'est pourquoi, dit-il, il est si difficile d'aborder les mathématiques par la méthode axiomatique. Puis il ajouta : "Ce Paul Valéry est un c... Einstein a eu raison de le moucher avec son carnet à idées géniales. Il prétend que Pascal aurait mieux fait de créer le calcul infinitésimal au lieu de coudre des bouts de papier dans ses doublures. Il ignore que le calcul infinitésimal est en germe dans le traité sur la roulette et que ce travail, comme toute découverte, est épuisant. C'est un esprit neuf et frais, en l'occurrence Leibniz, qui a pu en lisant Pascal en tirer la théorie"

Il avait gardé de son passage à la section Lettres de la rue d'Ulm la manie d'esquinter les autres facilement; d'ailleurs, lorsque Louis Althusser qui préparait les élèves à l'agrégation de Lettres à l'époque, avait appris son désir de rejoindre la section Sciences et d'entrer au Cnrs sur la recommandation d'Henri Cartan, il l'avait averti : "vous verrez, en mathématiques, contrairement aux philosophes qui se traitent à tout bout de champ, il y a une échelle de valeurs assez bien admise". De cette échelle il a gravi plusieurs barreaux qui lui assurent le respect de la communauté.

La cécité

Cinq choses frappaient au premier contact : la cécité, cela va sans dire - il n'hésitait pas à en jouer en marchant de long en large sur l'estrade et en faisant demi-tour juste à temps pour le plaisir d'entendre la salle retenir son souffle -, la voracité intellectuelle - d'où ces conversations téléphoniques interminables à point d'heure -, la culture littéraire inhabituelle dans le milieu scientifique, une qualité d'expression remarquable et surtout une vision géométrique exceptionnelle.

Atteint d'un glaucome, il perd la vue à l'âge de six ans et ne garde de son enfance voyante que trois souvenirs : un kaléïdoscope, une peinture de paysage et une fleur de bambou qu'on avait déposé dans sa main à Shanghaï où il était né en 1931.

La cécité accuse les aptitudes comme les inaptitudes, si bien que Morin, qui se sentait maladroit avec les calculs trop longs, avait développé une intuition géométrique qui correspondait mieux à sa manière de penser. Néanmoins, la cécité reste un handicap et la seule fois de sa vie où il l'avait sans doute moins ressenti, c'est lorsqu'il avait fréquenté l'Institut national des jeunes aveugles.

Si certains, face aux difficultés que le handicap leur impose, s'emmurent psychologiquement, d'autres au contraire, à l'instar de Morin, développent des qualités sans doute latentes qui leur permettent de franchir les obstacles et se forgent un caractère parfois peu enclin à la compassion exagérée ou à l'admiration forcée. Sans doute faut-il voir là l'origine de son penchant pour les coups de griffes.

Les Lettres

C'est parce que son père ne lui voyait aucun avenir dans les sciences qu'il l'a orienté vers les lettres. Doué d'une dialectique hors du commun qui fera plus tard l'admiration d'Althusser, c'est grâce à son prix au concours général de philosophie, qu'il intégra l'hypokhâgne de Louis-le-Grand. Il y subit l'année suivante l'enseignement d'Étienne Borne, cause selon lui de son dégoût de la philosophie et, en dépit de sa réussite au concours de l'ENS, de son échec à l'écrit de l'agrégation.

Dans le fond, observa-t-il, la philosophie pose des questions essentielles notamment sur l'infini, le discret, le continu, le nombre, l'espace, le temps, la mesure, le hasard, mais se révèle impuissante à y faire faire des progrès significatifs et a fortiori à y apporter des réponses. Celles-ci viennent des sciences dures au premier rang desquelles la mathématique, qui, par son mode de raisonnement et la nature abstraite de ses objets, présente le plus de proximité avec la philosophie.

Bifurcation vers les mathématiques

Plutôt que d'occuper la place laissée vacante en philosophie des sciences par les disparitions de Jean Cavaillès et Albert Lautmann, il saute le pas et bifurque carrément vers les mathématiques où son sens aigu de la géométrie provoque tout de suite l'enthousiasme de Cartan.

Attiré à l'université de Strasbourg en 1974 par la volonté opiniâtre de Claude Godbillon et surtout de Jean Martinet qui entrevoyait la possibilité d'une collaboration en théorie des singularités dans laquelle Morin avait soutenu sa thèse4 sous la direction de Cartan deux ans auparavant, il apprit bientôt l'existence des notes de cours de William Thurston à Princeton5 qui circulaient sous le manteau.

Il créa à l'automne 1978 un séminaire pour les étudier et, sur la suggestion de Michel Coornaert, qui en fut un pilier actif dès l'origine, lui donna le nom de GT3, acronyme de l'intitulé du cours de Thurston. Il resta dès lors imperturbablement présent dans son séminaire au point que même lorsqu'il ne pouvait y assister physiquement pour une raison ou une autre, notamment lorsqu'il était en voyage à l'étranger, il laissait tourner son magnétophone sur la table de l'orateur, ce qui n'allait pas parfois sans faire grincer quelques dents.

Le retournement de la sphère

La question du retournement de la sphère lui fournit l'occasion d'exercer son talent de géomètre. Le sujet était au centre des rencontres Batelle de Seattle en 1967 où étaient présents notamment Raoul Bott, Stephen Smale, René Thom et le physicien Marcel Froissart. Arnold Shapiro était mort en 1962, mais il avait eu le temps d'expliquer sa version du retournement à travers un revêtement double de la surface de Boy, comme l'avait suggéré Thom. Malgré tout, cela restait difficile à visualiser, même à travers les dessins d'Anthony Phillips.

Donc, à Seattle, Froissart entreprend de simplifier les dessins de Phillips à coups de cœurs et de noyaux de dattes et propose de remplacer la surface de Boy au centre du retournement par un objet à symétrie d'ordre quatre. Morin, saisissant la balle au bond, imagine l'objet en question, appelé aujourd'hui surface de Morin, ainsi que tout son dévissage jusqu'à la sphère ronde, et produit une série de modèles en pâte à modeler qui en précisent les étapes essentielles. Chacun pouvait alors constater l'allure de l'objet depuis l'extérieur, mais qui, à part Morin, pouvait en décrire, avec un luxe de détails déconcertant, toutes les cavités internes, notamment les neuf chambres du modèle central.

Il est remarquable que la méthode du minimax mise en oeuvre par John Sullivan6 en 1995 et qui consiste à dévisser la surface de Morin réalisée comme une surface de Willmore en suivant les lignes de gradient de l'énergie de Willmore, conduisent exactement au dévissage imaginé par Morin. Autrement dit, tout au long de son processus mental, Morin maintenait la rotondité de la surface aussi grande que possible.

Plus tard, bien d'autres techniques de retournement ont vu le jour, notamment celle de William Thurston à la fin des années soixante-dix ou surtout celle de Mikhail Gromov à la fin des années quatre-vingt qui ressortait de la théorie des singularités, ce qui aurait pu faire rebondir Morin.

Or, précisément, il avait, selon ses propres dire, une difficulté à faire des raisonnements algébriques nécessitant trop d'enchaînements, de sorte que par un phénomème très naturel de compensation il cherchait à produire les formules qui prouvaient, fusse au prix d'efforts considérables, le bien-fondé de ses intuitions géométriques. Sa thèse en est un exemple frappant. Il y ramène la détermination de la forme normale d'une singularité à un calcul de déterminants. Cela ressemble à tout sauf à ce que l'on croit être du Morin.

Toutes les versions de retournement étaient en quelque sorte de nouvelles preuves d'existence mais ne conduisaient à aucune expression algébrique manipulable. Ce que Morin souhaitait produire, c'était une description géométriquement si claire qu'elle pourrait donner naissance à une variété algébrique parfaitement explicite.

La surface de Boy

Le cas de la surface de Boy mérite à lui tout seul une incise. Là encore il s'agit de trouver des formules adéquates pour décrire l'objet. Par adéquates, on entend conceptuelles au sens mathématique, c'est-à-dire caractérisant un objet algébrique de manière unique si possible, autrement dit, comme on le saura ultérieurement, définissant une certaine surface algébrique rationnelle du sixième degré avec un point triple.

Ce que Morin a en tête, c'est une description du retournement par des formules, le cas de la surface de Boy en étant une étape préliminaire. Il a produit des formules explicites dans une note7 aux  Comptes Rendus qui pêchent au départ de la transformation mais peuvent aisément être corrigées. Toutefois elles conduisent à des images trop écrasées, ne sont pas algébriques, et sont inadaptées à des calculs de lieu singulier.

C'est à cette époque que le département de mathématiques de l'université d'Aix-Marseille invita Morin à exposer et demanda à Jean-Pierre Petit, personnage aux multiples facettes, doué notamment d'un talent remarquable de dessinateur scientifique, de tenir la craie.

La collaboration démarra dans le meilleur des mondes, tout semblant aller pour le mieux, Morin expliqua ce qu'il imaginait et Petit dessina. Il en sortit en 1979 ce fameux article8 de  Pour la Science qui vaudra d'ailleurs à la revue le prix d'Alembert. Nourri par les indications de Morin, Petit fabriqua un modèle de la surface de Boy en fil de fer et les deux amis décidèrent de demander à un sculpteur de la région, Max Sauze, d'en faire une version soudée et argentée qui sera exposée un temps au Palais de la Découverte dans la salle Pi. Ce fut le corps du délit. Car il se trouve que les courbes génératrices de ce modèle sont des ovales planaires alors que les courbes imaginées par Morin sont gauches. Or de l'ovale à l'ellipse il y a déclic automatique pour un géomètre, et cela a eu deux conséquences. En premier lieu Petit a demandé à un informaticien de prendre les cotes du modèle de Sauze pour en faire une version empirique qui donnera lieu à une note9 en 1981. En deuxième lieu, il se trouve que cette génération par ellipses est le point de départ de la transformation de la surface de Steiner par élimination générique des singularités avec pour point d'arrivée une surface de Boy du sixième degré rationnelle (c'est l'objet de ma thèse10 sous la direction de Morin).

Du coup, la paternité de ces ellipses a créé un malentendu qui a vite tourné à la rupture avec échange de noms de volatiles. Pour Morin, c'est une trouvaille inattendue de Sauze, pour Petit, c'est lui-même qui a demandé à Sauze de faire des ovales planaires. Cela paraît bien mince comme motif de brouille, mais en vérité une incompréhension s'était installée graduellement entre celui qui pensait en mathématicien et celui qui pensait en vulgarisateur.

Un exemple

Puisque, à mon corps défendant, j'ai été contraint d'apparaître dans cette controverse, j'en profite pour relater à titre d'exemple un cas époustouflant de maîtrise de la géométrie dans l'espace. J'avais utilisé un ordinateur graphique de grande définition pour vérifier de visu le phénomène de confluence des parapluies de Whitney et Morin m'avait demandé si j'étais content du résultat :

"tout à fait."

"et la surface de Boy ?"

"impeccable peut-être une infime ondulation à un endroit, mais je dois vérifier que ce n'est pas un bug."

"ah bon, où cela ?"

"c'est à peine visible."

"dis toujours !"

J'ai alors donné approximativement la position de la micro-dépression. Morin a réfléchi un bon quart d'heure, puis il a conclu.

-"C'est la trace de la désingularisation par confluence. Cela doit avoir lieu exactement à tel endroit et ta bosse doit s'absorber si tu prolonges l'homotopie."

C'était bien cela.

Retour vers la philosophie

C'est autour de 1984 que Morin se réconcilie avec la philosophie à travers les écrits de Jean Beaufret sur Heidegger11, regrettant de n'avoir pas fréquenté le lycée Henri IV où enseignait Beaufret, à cause de son père qui avait tenu à l'inscrire à Louis-le-Grand.

De ce regain d'intérêt naît le texte d'une conférence sur le verbe  être prononcée à la maison franco-japonaise de Tokyo en 1988, document très dense de trente-quatre pages, duquel il ressort qu'au-delà de la philosophie des sciences techniques pensée par Heidegger, ce qui tourmente et soutient Morin c'est la religion : "Avant d'être un animal politique ou un animal raisonnable, l'homme est d'abord un animal religieux". y dit-il, et il ajoute : "Je ne sais s'il existe un salut par la philosophie, mais, en tant que chrétien, je ne me suis jamais pris à douter qu'il existe un salut par la religion". Et en effet, il restera profondément croyant, proche du cercle de l'abbé de Nantes.

Il a souvent laissé une empreinte indélébile lors de ses passages, notamment à Urbana-Champaign où George Francis en perpétue le souvenir à travers ses écrits, mais également au Japon où il a fait de fréquents séjours universitaires à l'invitation de Masaaki Yoshida. Il en a gardé un vif souvenir jusque dans sa chair. Un jour qu'il marchait dans les rues d'Hiroshima, il demanda à son accompagnateur s'il n'y avait aucun risque de radio-activité résiduelle. "La ville est une des plus sûres du monde !" lui répondit-on, au moment où une voiture le percuta sur le passage protégé. Il y eut plus de peur que de mal, mais quelques années plus tard, en 1991, il fut renversé par un taxi à Fukuoka, eut les deux jambes cassées, resta cinq mois à l'hôpital sur place et porta désormais des broches qui faisaient sonner les portiques.

Quoiqu'il en soit tout le monde doit mourir un jour, même Morin qui s'est éteint dans la religion catholique sans avoir concédé quoique ce soit à la tendance moderniste.

 

1- B. Malgrange, Le théorème de préparation en géométrie différentiable, Séminaire Henri Cartan, 1962/63, exposés 11,12,13,22.

2- B. Morin, Formes canoniques des singularités d'une application différentiable, C. R. Acad. Sci. Paris, 260, 1965, 5662-5665, 6503-6506.

3- Battelle Rencontres. 1967 Lectures in Mathematics and Physics, Benjamin, New York, 1968.

4- B. Morin, Calcul jacobien, Ann. Sci. Ecole Norm. Sup. (4) 8 (1975), 1-98.

5- Thurston, William P., Three-dimensional geometry and topology. Vol. 1. Edited by Silvio Levy. Princeton Mathematical Series, 35. Princeton University Press, Princeton, NJ, 1997.

6- Francis, George; Sullivan, John M.; Kusner, Rob B.; Brakke, Ken A.; Hartman, Chris; Chappell, Glenn, The minimax sphere eversion, Visualization and mathematics (Berlin-Dahlem, 1995), 3-20, Springer, Berlin, 1997.

7- B. Morin, Equations du retournement de la sphère, C. R. Acad. Sci. Paris Sér. A-B 287 (1978), no. 13.

8- B. Morin, J.-P. Petit, Le retournement de la sphère, Pour la Science, janvier 1979.

9- J.-P. Petit, J. Souriau, Une représentation analytique de la surface de Boy, C. R. Acad. Sci. Paris Sér. I Math. 293 (1981), no. 4, 269–272.

10- F. Apéry, La surface de Boy, Adv. in Math. 61 (1986), no. 3, 185-266.

11- Beaufret, Dialogue avec Heidegger, Editions de minuit, 1973.

Publiée le 11.09.2018