René Thom et le dynamisme des formes instables
Si l'on prend une nappe et qu'on la jette à la va-vite sur une table, elle acquiert alors des plis, des parties de la table sont recouvertes plusieurs fois, et d'autres ne le sont peut-être pas du tout. Comment décrire la forme de la nappe tombée sur la table ?
Il ne s'agit pas de la forme de la nappe prise en elle-même, car cette forme intrinsèque ne dépend pas de sa position sur la table : par exemple, une nappe rectangulaire reste une nappe rectangulaire, qu'elle soit pliée ou non. Il s'agit plutôt de la forme de son positionnement sur la table – ce que les mathématiciens appellent une application de la nappe vers la table.
ll y a tout d'abord un problème local, de détail, dans la description de cette forme : que se passe-t-il lorsque l'on suit une ligne de pli ? Celle-ci peut-elle s'arrêter brusquement ou non ? Le mathématicien américain Hassler Whitney a répondu à cette question dans un article célèbre de 1955, du moins pour la plupart des manières d'appliquer la nappe sur la table. Plus précisément, il y décrivit les formes locales possibles des applications stables, celles qui ne changent pas d'un point de vue qualitatif si on les modifie légèrement : le long d'une ligne de pli, elles ne peuvent avoir localement que deux formes.
Inspiré par ce travail de Whitney, le mathématicien français René Thom, qui venait d'apporter de profondes contributions à l'étude des formes des « nappes » de dimension quelconque – que les mathématiciens appellent des variétés – s'est lancé alors dans l'étude qualitative des formes des applications d'une variété vers une autre. Comment reconnaître et décrire les formes des applications stables ? Et celles des applications instables ? Quelles sont les formes stables qui peuvent apparaître lorsque l'on perturbe légèrement une application instable ?
Thom découvrit avec étonnement qu'à la différence des applications stables, certaines applications instables ne se laissent pas décrire en termes simples, à cause de la présence d'un dynamisme caché. Le texte autour duquel s'organisera cet exposé est un article de 1962 dans lequel Thom décrivit le premier exemple de tel dynamisme caché. Il marque un jalon important dans le développement de ses réflexions autour du problème général de la naissance et de la destruction des formes – la morphogenèse – à l'aide de l'étude qualitative des applications d'une variété sur une autre. S'y trouve, en germe, la théorie des catastrophes, qu'il développa à partir du milieu des années 1960, qui fut très médiatisée dans les années 1970, et qui continue à inspirer de nombreux chercheurs en théorie des singularités.
L'exposé pourra être vu à la fois comme une introduction à la pensée morphogénétique de Thom et à la théorie des singularités.
Le cycle "Un texte, un mathématicien"
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