Peut-on sauver encore notre éducation nationale ? (1988)
Cet article, paru en 1988 dans le n° 36 de la Gazette, montre que les questions que nous nous posons actuellement sur l'enseignement des mathématiques ne datent pas d'hier.
Depuis le colloque « mathématiques à venir » des 9 et 10 décembre 1987 dont l’un des objectifs a été de souligner le délabrement de notre enseignement scientifique, du Primaire au Supérieur, la publication du projet Monory puis , chaque jour des articles dans la Presse, manifestent la prise de conscience d’un malaise croissant dans l’Education Nationale.
La compétition économique déjà présente avec l'Asie de l'Est et celle, bientôt accrue en 1992, avec nos partenaires européens, dessillent les yeux et, parce que désormais une main-d'oeuvre doit être éduquée pour être rentable, nos dirigeants lentement, trop lentement encore, com- prennent — sans toutefois beaucoup agir — l'importance grandissante de l'Education Nationale; en fait, celle-ci doit devenir la priorité nationale, avec de puissants moyens, des hommes exceptionnels à la barre, et l'appui actif de la base, parents, enseignants et syndicats. Cette opération-survie suppose aussi une circulation plus fluide des idées et des hommes, et l'abandon de cloisons étanches et sclérosantes Université—C.N.R.S., Collèges—Lycées, 1er et 2e cycles des Universités.
Les mathématiciens, enseignants ou chercheurs du C.N.R.S. n'échappent pas tous à une myopie qui leur fait oublier qu'on ne peut avoir de bons étudiants et de bons chercheurs sans de bons enseignements Primaire et Secondaire. Le slogan de l'APMEP, « De la Maternelle à l’Université » rappelle aux mathématiciens qu'un intérêt actif pour tous les ordres d'enseignements est un de leurs devoirs professionnels. Dans un monde en pleine mutation, mathématiciens de tous niveaux ne peuvent plus s'enfermer dans leur tour d'ivoire, mais doivent réfléchir à leur rôle dans la société. Réflexion, participation et concertation sont mots d'ordre impératifs des années cruciales que nous alIons vivre; il s'agit donc de provoquer une fermentation de la masse enseignante, dans laquelle les initiatives d’enseignants et chercheurs auront un rôle déterminant.
C'est devenu une banalité de souligner qu'une des finalités de l'enseignement des mathématiques, à côté de la formation de l'esprit, leur utilisation dans les sciences expérimentales et dans la technologie; mais on en tire rarement les conséquences, à quelque niveau que ce soit ; il le faut maintenant : la concertation, indispensable entre enseignants mathématiciens, doit devenir habituelle entre ceux-ci et les enseignants des sciences expérimentales.
Dans ce qui suit, et seulement parce qu'il faut bien se borner, il sera surtout question de l'enseignement secondaire scientifique et, pour bien marquer la nécessité de liens étroits Maths-Physique, la plupart des propositions et chiffres avancés concerneront ces deux disciplines. Mais nous n'oublions pas pour cela le grand délabrement des enseignements littéraires ; il dépasse encore celui des enseignements scientifiques.
Quelques raisons de la crise actuelle
Ce serait trop simple, et inexact, de l'expliquer par la seule rapidité d'évolution du monde contemporain ; en fait, il y eut surtout plusieurs erreurs humaines énormes qu'il est bon d'analyser brièvement, non par goût du morbide, mais pour éviter d'y retomber; elles me semblent avoir été engendrées par l'imprévoyance, l'impréparation des réformes, et un faux libéralisme proche de la démagogie. Cela commença par le choc "imprévu" du baby-boom des années 60 et simultanément l'allongement, indispensable mais non préparé, de la scolarité obligatoire; vinrent ensuite : la séparation collèges-lycées, les classes indifférenciées dommageables à la fois aux meilleurs élèves et aux plus faibles; un laxisme généralisé : plus de devoirs, plus de surveillants, passage d'une classe à la suivante sans une prise en charge des élèves temporairement les plus fragiles; une succession de réformes de programmes, jamais expérimentés préalablement, imposés à des professeurs non préparés et ne disposant que de manuels écrits hâtivement. Et j'en arrive à l'injection en masse dans les collèges, sous le nom de P.E.G.C., d'instituteurs non préparés à leur nouveau métier, à qui de plus on demandait très souvent d'enseigner plusieurs matières; injection officiellement défendue par le mauvais argument qu'au collège la pédagogie est préférable à une formation professionnelle spécialisée, comme si l’incompétence garantissait une bonne pédagogie. Mesure détestable, pour les élèves des collèges bien sûr, mais aussi pour le moral du corps des instituteurs dont le métier paraissait désormais si peu intéressant qu'en sortir devenait une promotion désirable.
Si j'insiste sur le phénomène P.E.G.C., c'est qu'il risque de se reproduire si l'imprévoyance et l'inertie continuent à sévir. Or, que nous révèlent les média ? De beaux rapports, des plans intéressants préparés par des groupes d'hommes honnêtes et lucides; mais rien, rien n'en résulte; on parle, en l'air, de doubler le nombre des bacheliers, mais rien n'est fait pour réaliser cet objectif.
Chiffres et faits
Les chiffres sont arides; mais ils parlent clairement lorsqu'on les examine de près.
- La France manque de scientifiques et de techniciens; citons un seul chiffre : le pourcentage d'ingénieurs de tous niveaux dans la population active est de 5 % au lieu des 15 % souhaitables.
- La moitié des enseignants de Maths du Secondaire sont âgés de 36 à 44 ans, donc partiront en retraite dans un intervalle de 9 ans, alors qu'une carrière normale s'étale sur 40 ans.
- En 1987, le nombre de postes non pourvus en Mathématiques et Physique était de 600.
Rien que pour remplacer les départs à la retraite, il faudra jusqu'à l'an 2000 trouver chaque année en Maths-Physique environ 1700 nouveaux enseignants; mais il en faudra bien plus si l'on veut augmenter notablement le nombre des bacheliers, actuellement 32 % d'une classe d'âge, bien loin des 60 % espérés pour l'an 2000. Qu'est-il prévu pour recruter chaque année dans le seul CAPES externe les 1300 bons licenciés nécessaires en Mathématiques, plus de 1000 en Physique? Le recrutement d'enseignants scientifiques est donc un problème majeur ; or, si l'on ne prend pas de décisions rapides, il deviendra insoluble. En effet, alors que de 1965 à 1987 les effectifs des terminales sont passés de 120000 à 195000, ceux des terminales scientifiques (C + D + E) ne sont passés que de 33000 à 36000 : presque la stagnation.
L'énorme usine collèges—lycées a, en effet, un rendement médiocre : en 1986- 87, 42 % des élèves de 1ère S et E entrent en Terminale C et E, et 12 % seulement des élèves de seconde entrent dans ces Terminales; des palliatifs tels que le redoublement en 2e et 1ère se sont avérés inefficaces; le redoublement en Terminales semble même préférable. En fait, c'est toute la conception du bloc (collège + 2e) qui est à revoir; le passage automatique de classe en classe est certainement, dans ce bloc, le premier écueil à faire disparaître.
Salaires
En début de carrière, un professeur certifié gagne 6600 Francs net par mois, un agrégé 7200 Francs; ceci après Bac + 5 et Bac + 6 en moyenne!!
L'accordéon
L'ossature du recrutement des professeurs est constituée par les concours du CAPES et de l'Agrégation; or, le nombre des places offertes ces concours n'est annoncé qu'au coup par coup, avec des oscillations énormes qui découragent les candidats potentiels et les universités chargées de leur préparation. Ainsi, en 1975, 1980, 1987, les places offertes en Maths et Physique ont été respectivement de 2100, 500, 2100, et le nombre des candidats de 6000, 2300, 2300; le rapport candidats/places a donc oscillé de 2,8 à 4,6 et à 1,09; à l'Agrégation de Maths il est passé de 16 en 1980 à 4 en 1987. Ces oscillations traduisent le désarroi des étudiants et contribuent au déclin du recrutement et de sa qualité. Lorsque, dans un DEUG parisien de 1ère année on demande qui se destine à l'enseignement, il arrive qu'aucune main ne se lève. On comprend mieux alors pourquoi en 1987, 40 % seulement des admis au CAPES de Maths étaient des étudiants, les autres 60 % étant déjà des enseignants.
Le désarroi des élèves et enseignants
Le moteur essentiel de l'éducation est la motivation, à la fois des élèves et des professeurs. Qu'elle ait fortement diminué chez les élèves est un fait de "civilisation" constaté dans la plupart des pays développés. Mais elle a aussi fortement baissé chez les enseignants. Les causes sont nombreuses : salaires nettement insuffisants, manque de prestige, affectations décidées par ordinateur, impréparation psychologique pour aborder des classes nombreuses et indifférenciées, préparation professionnelle parfois insuffisante comme par exemple lorsqu'un instituteur de formation littéraire doit enseigner le calcul ou les sciences, contestation par des parents mécontents, chahuts, ... Aussi, arrive-t-il souvent que l'enseignant se sente seul, se replie sur lui-même, et ne considère plus son enseignement que comme un gagne-pain.
Ce qu'on pourrait faire
Il faut rétablir entre l'Etat, les enseignants et les enseignés des rapports de respect mutuel. Les salaires doivent redevenir décents et comparables à ceux des entreprises; on est encore loin du compte avec les 15 \% d'augmentation envisagés par Monory ; les affectations et promotions ne doivent plus être confiées à des ordinateurs pratiquement insensibles aux desiderata personnels, aux études poursuivies et, aux services rendus. Les futurs enseignants doivent être attirés dès le début de l'Université, voire même dès la classe de Terminale, avant qu'ils ne s'orientent vers des filières privées, scientifiques ou commerciales (informatique, Grandes Ecoles, I.U.T.). Il faut donc des bourses substantielles pour les meilleurs et non plus un saupoudrage aveugle. Le nombre de places offertes aux concours des CAPES et Agrégations doit cesser de jouer l'accordéon et être annoncé au moins 5 ans à l'avance, avec des programmes raisonnables et stables; or, le plan Monory prévoit pour les Agrégations de Maths et de Physique 2,5 fois moins de postes de 1989 à 2000 qu'en 1988, alors qu'on devrait, pour redonner vie aux collèges, y injecter de nombreux agrégés, spécialement formés. Une source possible de nouveaux agrégés, réclamée par de nombreux certifiés, serait la création, à côté de l'Agrégation traditionnelle dite externe, aux programmes parfois trop ambitieux, d'une Agrégation interne de bon niveau, mais aux programmes plus proches des matières qu'ils enseignent.
Les préparations à ces concours doivent être encouragées par des créations de postes dans les universités. Les I.P.E.S. supprimées en 1977 jouaient pour le Secondaire le rôle des E.N. d'antan pour le Primaire; ils doivent être massivement rétablis au sein des universités et dotés d'un bon encadrement qui apporte aux Ipésiens, conseils, soutien moral, contrôle permanent. Il faut, en même temps, redonner vie aux I.R.E.M. en leur associant des physiciens; c'est là que les Ipésiens et Capésiens complèteront leur formation professionnelle et que se fera la formation continue.
Mais il reste l'essentiel : la formation d'élèves désireux d'être formés; et cela suppose une prise de conscience et une fermentation de la masse « élèves, parents, enseignants, psychologues ». Lorsque la présence des élèves en classe n'est plus qu'une présence corporelle fastidieuse, des initiatives, certes réfléchies, sont préférables au seul respect formel des pro- grammes. Regardons en face la situation : catastrophique dans le Primaire et les collèges, elle n'est pas excellente dans les lycées, en particulier en Physique où l'attrait des entreprises privées handicape davantage le recrutement des enseignants. Il faut commencer par rendre confiance aux enseignants : d'abord par une solide formation de base, et des classes de taille raisonnable, homogènes et non plus indifférenciées, ce qui suppose la prise en charge des élèves déphasés, par des professeurs spécialement préparés et volontaires, dont la compétence soit reconnue par une prime salariale.
Ils ont besoin aussi d'une concertation fréquente avec leurs collègues de la même discipline ou de disciplines voisines, à la fois dans leur établissement et dans de petits colloques régionaux. Cette concertation, née soit d'initiatives individuelles, soit sous l'impulsion de conseillers pédagogiques, devrait être soutenue par des mesures administratives, voire financières. Il faut, en particulier, encourager la formation d'équipes décidées à essayer de nouveaux modes d'enseignement ; l'expérience montre que les élèves réagissent toujours avec enthousiasme à de tels efforts.
Problèmes spécifiques aux divers enseignements
1- Le Primaire.
Ses objectifs de base ne sont pas atteints; analphabétisme et faiblesse en calcul sont les deux échecs criants à surmonter. S'il est vrai que la culture audiovisuelle (y compris l'excès de bandes dessinées) est la cause d'un analphabétisme larvé, ne peut-on utiliser autrement cet audio-visuel pour y remédier ? La faiblesse en calcul doit pouvoir être palliée par une meilleure formation professionnelle des enseignants.
Les candidats instituteurs doivent donc recevoir une solide formation de base, à la fois en sciences et en français, ainsi qu'une formation pratique leur permettant de sur- monter les difficultés de leur métier. Depuis peu un vrai DEUG est exigé pour l'entrée dans une Ecole Normale, mais c'est un DEUG quelconque, littéraire ou scientifique, et plutôt adapté aux futurs enseignants du secondaire qu'aux futurs instituteurs; il est d'ailleurs le plus souvent littéraire, ce qui laisse désarmés bien des jeunes instituteurs pour l'enseignement du calcul. Pour assurer une double formation théorique (mais adaptée au futur métier) à la fois en sciences et en français, il faudra sans doute créer un nouveau type de DEUG (en 2 ans) et mettre sur pied, dans toutes les E.N., une véritable formation pratique.
2- Le Secondaire.
Il faut progressivement sortir les collèges de leur isolement en facilitant le va-et-vient de professeurs volontaires entre lycées et collèges et, partout où c'est possible, revenir progressivement à des établissements de taille humaine réunissant les classes, de la 6e aux Terminales.
Dans les lycées, il faut favoriser l'éveil da vocations chez les élèves : la matière grise est précieuse; il faut en respecter la variété. Les mathématiques ont longtemps été la pierre de touche pour le recrutement des scientifiques, au détriment de la physique et de la biologie; il faut favoriser les autres choix scientifiques par des laboratoires dignes de ce nom, et des relations avec les entreprises.
Concluons :
L'examen que nous venons de faire est loin d'être exhaustif. Mais ce bref examen suffit à lui seul à montrer que l'oeuvre de redressement ne sera pas facile. Elle sera moins spectaculaire que de déposer un homme sur la Lune; elle n'en est pas moins indispensable, urgente, et ne peut être que l'œuvre de toute notre Nation, pour une fois unie sans esprit partisan. C'est notre nouvelle Frontière!
Il n'est jamais trop tard pour bien faire, dit-on; certes, mais chaque mois d'inaction qui passe augmentera le coût du redressement, et l'ampleur des dégâts.
Gustave Choquet (1915-2006)
Gustave Choquet est un mathématicien français. Il fut Maître de Conférences puis Professeur à l'université Paris VI de 1949 à 1984, et à aussi enseigné à l'école Polytechnique. On lui doit des contributions majeures à l'analyse, en particulier en théorie du potentiel. Il a aussi grandement modernisé l'enseignement de l'analyse à la faculté de sciences de Paris dans les années 50.