Ingrid Daubechies Prix Loréal UNESCO 2019
Ingrid Daubechies a effectué des études en physique théorique, et soutenu une thèse dans ce domaine à Bruxelles en 1980; un premier tournant important dans sa carrière se produit au milieu des années 1980, lorsqu'elle vient travailler à Marseille avec Alex Grossmann. Celui-ci, également physicien théoricien, commençait à interagir avec Jean Morlet, ingénieur géophysicien, sur une amélioration de l'analyse de Fourier.
J. Morlet étudiait les signaux obtenus en sismique par réflexion: il s'agit d'envoyer dans le sous-sol une onde de faible intensité qui se réfléchit sur les différentes couches. On souhaite analyser l'onde réfléchie afin d'en déduire la composition du sous-sol, et en particulier la présence éventuelle de pétrole. La technique alors utilisée était l'analyse de Fourier à fenêtre (sur laquelle nous reviendrons); elle consiste à multiplier le signal par une "fenêtre" régulière et bien localisée puis à effectuer une analyse de Fourier classique du signal ainsi localisé. La fenêtre est translatée afin de pouvoir étudier le signal dans sa globalité.

Jean Morlet avait remarqué que cette technique ne permet pas d'analyser correctement les signaux qu'il étudiait; en effet, ils recèlent des détails à toutes les échelles, alors que l'analyse à fenêtre ne permet pas d'accéder à une échelle de résolution plus petite que la taille de la fenêtre. Il a alors l'idée de remplacer les translations en espace et dans le domaine de Fourier par des translations-dilatations d'une unique fonction régulière, oscillante et bien localisée, qu'il baptise ondelette. Les contractions pouvant être arbitraires, l'analyse n'est plus limitée par l'échelle a priori qu'est la taille de la fenêtre. Alex Grossmann reconnait dans ce programme une technique de représentation des groupes et, en 1984, ils mettent ensemble au point la transformée continue en ondelettes; on note
\[ \psi_{a,b} (t) = \frac{1}{\sqrt{a}} \psi \left( \frac{ t-b}{a} \right) ; \]
la transformée continue en ondelettes de $f$ est définie par
\[ \forall a >0 \mbox{ et } b \in \mathbb{R}, \qquad C(a,b) = \int_\mathbb{R} \overline{\psi_{a,b} (t)} f(t) dt. \]
Sous des conditions peu contraignantes sur l'ondelette $\psi$ (dont la régularité, la localisation et le fait qu'elle est d'intégrale nulle), aucune information n'est perdue, et l'on peut reconstituer $f$ par
\[ f(t)= \int_\mathbb{R} \int_{\mathbb{R}^+} C(a,b) \psi_{a,b} (t) \frac{da db}{a^2} . \]
Le principal inconvénient d'une transformée continue pour les applications est son coût numérique prohibitif. Dès lors la question de la discrétisation d'une telle formule se pose. En 1986, dans un travail en commun avec Alex Grossmann et Yves Meyer [6], Ingrid Daubechies propose une première solution qui utilise la notion de { \em frame} introduite en 1952 par R. Duffin et A. Schaeffer. Une suite $e_n$ d'un espace de Hilbert est un "tight frame'" si
$$ \mbox{(1)} \ \ \ \ \ \ \ \exists C, \forall f \in H , \qquad \sum_n \langle f | e_n \rangle^2 = C \parallel f \parallel_H^2 .$$
Un tel système est nécessairement générateur, et peut être redondant (ainsi, l'union d'un nombre fini de bases orthonormées forme clairement un tight frame). Il permet une reconstitution facile de la fonction d'origine du signal par la formule
\[ f = \frac{1}{C} \sum \langle f | e_n \rangle e_n \]
(tout se passe comme si les $e_n$ formaient une base orthonormée). Dans [6] des critères sont proposés sur l'ondelette $\psi$ et les constantes $a$ et $b$ pour que les
\[ a^{j/2} \psi (a^j x-bk), \quad j,k \in \mathbb{Z} \]
forment un tight frame. I. Daubechies reviendra ensuite sur cette question et donnera des critères simples pour qu'un tel système forme un frame (on demande seulement une équivalence de normes dans l'équation (1) [3].
Les premières constructions de bases orthonormées d'ondelettes apparaissent en parallèle avec ces travaux. Elles sont de la forme
\[ \psi_{j,k} (x) = 2^{j/2} \psi (2^j x-k) , \qquad j\in \mathbb{Z}, \quad k \in \mathbb{Z}.\]
Si la toute première base de ce type remonte à A. Haar en 1910 (son choix pour $\psi$ était $ \psi = 1_{[0, 1/2[} - 1_{[1/2, 1[} $), il faudra attendre 1986 pour qu'Y. Meyer en construise une où $\psi$ est dans la classe de Schwartz ($\psi$ est $C^\infty$ et à décroissance rapide ainsi que toutes ses dérivées). L'intérêt d'une telle ondelette est que, contrairement à ce que permet l'analyse de Fourier, la plupart des espaces fonctionnels classiques se caractérisent par des conditions simples sur le module des coefficients d'ondelette.
L'immense succès des bases orthonormées d'ondelettes en traitement du signal et de l'image sera la conséquence d'un enchaînement de découvertes qui suivront cette construction: en 1989, Stéphane Mallat, qui effectuait une thèse en traitement d'image, établit le lien avec les algorithmes pyramidaux utilisés dans cette discipline. Avec Y. Meyer, il construit un cadre général inspiré par ces algorithmes pour l'obtention de bases d'ondelettes: les analyses multirésolution, et il en déduit les algorithmes rapides de décomposition en ondelettes. C'est ici qu'intervient de nouveau I. Daubechies: en construisant des bases orthonormées d'ondelettes à support compact [4], elle fournit un outil qui aura un impact immense en traitement du signal et de l'image: en effet les "ondelettes de Daubechies" permettent des algorithmes exacts de décomposition et recomposition en $O(N)$ opérations (les coefficients d'ondelette d'un signal de longueur $N$ peuvent être obtenus en $CN$ opérations, et réciproquement, le signal peut également être exactement recomposé à partir de ces coefficients en $CN$ opérations).

L'analyse en ondelettes se développera très vite à partir de la fin des années 1980 suite à des fertilisations croisées entre de multiples disciplines scientifiques. En particulier, l'ouvrage d'I. Daubechies "Ten lectures on wavelets'", paru en 1992, est l'un des tout premiers sur le sujet; il popularisera l'analyse par ondelettes parmi les spécialistes de traitement du signal et de l'image, et sera un véritable bestseller. Un indicateur manifeste du succès des ondelettes dans ces disciplines est fourni par JPEG 2000, le standard de compression professionnel pour les photographies haute définition: Il est basé sur une variante des ondelettes de Daubechies, qu'elle a élaborée avec A. Cohen et J.-C. Fauveau [2]; il permet de coder des images avec un taux de compression de 20 sans artefacts. La raison est que de grandes classe d'images ont une représentation parcimonieuse en ondelettes: la plupart de leurs coefficients sont numériquement négligeables; l'information utile est concentrée sur quelques grands coefficients et une transmission économique du signal peut être effectuée en ne conservant que ces quelques grands coefficients. Ces bases sont aujourd'hui un ingrédient clef de l'algorithme de compression DjVu construit par Yann LeCun, et qui permet de distribuer sur Internet et de coder sur les DVD des images haute résolution.
En 2004, avec M. Defrise et C. DeMol [5], I. Daubechies élabore une nouvelle technique qui permet de tirer parti du fait qu'un signal a une représentation parcimonieuse en ondelettes. La méthode classique de reconstruction d'un signal filtré et échantillonné reposait sur un critère de minimisation $L^2$, qui ne prend pas en compte son caractère parcimonieux. I. Daubechies et ses collaborateurs comparent les propriétés des minimisations obtenues avec des critères $L^p$ pour $p<2$ (plus difficiles à mettre en oeuvre mais prenant d'autant plus en compte la parcimonie que $p$ est petit), et ils proposent une méthode itérative explicite pour résoudre le problème. Ce travail fondateur a ouvert la voie à un immense champ de recherche, extrêmement actif aujourd'hui, autour de la minimisation non convexe et du "compressed sensing'".
Certains résultats obtenus par I. Daubechies, même s'ils sont motivés par les applications, présentent aussi des avancées particulièrement subtiles en analyse fonctionnelle. C'est le cas de son travail de 2003 en collaboration avec A. Cohen, W. Dahmen et R. deVore sur l'espace BV des fonctions à variation bornée [1]. Rappelons qu'une fonction $f: \mathbb{R}^d \rightarrow \mathbb{R}$ est à variation bornée si son gradient est une mesure de Radon finie. En deux variables cet espace fournit un cadre classique pour modéliser des images en l'absence de textures. Un exemple typique de fonction appartenant à BV est fourni par des fonctions régulières par morceaux, et dont les discontinuités sont elles mêmes sur des lignes régulières par morceaux (comme dans les bandes dessinées de l'école de "la ligne claire", celles d'Hergé par exemple). Contrairement à de nombreux espaces fonctionnels, l'espace BV ne peut pas être caractérisé par une condition portant sur les modules des coefficients d'ondelettes. Cependant, I. Daubechies et ses collaborateurs montrent qu'on dispose "presque" d'une caractérisation: dans un sens, si la suite des coefficients appartient à $l^1$, $f$ appartient à BV, et réciproquement, si $f$ appartient à BV le réordonnement décroissant des coefficients d'ondelettes de $ f$ décroit en $1/n$ (on dit que la suite appartient à l'espace $l^1$ faible).
Les travaux d'I. Daubechies ne sont pas restés cantonnés aux ondelettes, mais couvrent toute l'analyse harmonique appliquée. Ainsi, en 1991, en collaboration avec S. Jaffard et J.-L. Journé, elle a construit une base orthonormée d'un autre type qui résout un problème vieux de plus de 40 ans en traitement du signal. Pour expliquer cette construction, il faut revenir en 1946. L'avènement des premiers ordinateurs permet l'émergence d'une nouvelle discipline: le traitement du signal; Dennis Gabor (prix Nobel de physique pour l'invention de l'holographie) publie alors le texte fondateur "Theory of communication". Il y justifie la nécessité de l'analyse temps-fréquence pour analyser des signaux : l'analyse de Fourier, décomposant le signal sur des sinusodes oscillant indéfiniment, n'est pas adaptée à des signaux (musicaux par exemple) composés de parties bien localisées en fréquence, et qui apparaissent sur une durée limitée. Le programme de Gabor consiste à adapter l'outil d'analyse à cette structure du signal en le décomposant sur les translatées en temps et en fréquence, d'une "fenêtre" $\varphi$ régulière et bien localisée (par exemple une gaussienne). Il introduit la transformée de Fourier à fenêtre (STFT, pour Short-Time Fourier Transform) d'une fonction $f$:
$$ \mbox{(2)} \ \ \ \ G_f (x,\xi) = \int_{ \mathbb{R}} f(t) \varphi (t-x) \; e^{-2 i \pi t\xi} dt $$
Ici encore, il n'y a pas de perte d'information et l'on peut reconstituer $f$ par
\[f(t) = C \int_\mathbb{R}\; \int_\mathbb{R} G_f (x,\xi) \; e^{2i\pi \xi t} \; \varphi( t-x) \; d\xi \, dx \]
où $C$ est une constante appropriée). Gabor pose également le problème de discrétiser cette formule pour aboutir à des algorithmes numériquement efficaces: Existe-t-il des bases de $L^2 (\mathbb{R})$ de la forme
$$ \mbox{(3)} \ \ \ \ \varphi_{m,n} (t) = e^{i \alpha mt} \varphi (t- \beta n) , \qquad m, n, \in \mathbb{Z}$$
où $\varphi$ est régulière et bien localisée? Mathématiciens et physiciens chercheront en vain à résoudre ce problème jusqu'en 1981, où tout espoir semble disparaître: le théorème de Balian-Low énonce l'impossibilité d'une base de ce type dès que
$$ \int_\mathbb{R} x^2 | \varphi (x)|^2 dx < \infty \quad \mbox{ et} \quad \int_\mathbb{R} \xi^2 | \hat{\varphi }(\xi )|^2 d\xi < \infty $$
(ce qui est une condition très faible de régularité et de localisation): suivant les valeurs choisies pour $\alpha $ et $\beta$, un tel système est toujours incomplet ou redondant. Pour sortir de cette impasse, le physicien K.G. Wilson (prix Nobel de physique en 1982 pour ses travaux sur la théorie de la renormalisation) propose simplement de remplacer dans (2) l'exponentielle $e^{i \alpha mt}$ par des sinus ou des cosinus, c'est-à-dire d'autoriser la localisation des éléments de la base autour de deux fréquences de signes opposés. De faon étonnante, cette légère modification permet de s'affranchir du blocage énoncé par la théorème de Balian-Low, et en 1991, I. Daubechies et ses collaborateurs construisent la première ``base de Wilson'' explicite [7]: on dispose d'une unique ``fenêtre'' $\varphi$, et la base orthonormée obtenue est du type
\[ \ \varphi_{0,n} (t) = \varphi (t-n) \qquad n \in \mathbb{Z} , \]
\[ \varphi_{l,n} (t) = \left\{\begin{array}{ll} \sqrt{2} \varphi \left(t-\displaystyle\frac{n}{2}\right) \cos (2\pi l t) & \mbox{ si } l+n \in 2\mathbb{Z} , \\ & \\ \sqrt{2} \varphi \left(t-\displaystyle\frac{n}{2}\right) \sin (2\pi l t) & \mbox{ si } l+n \in 2\mathbb{Z} +1 . \end{array}\right. \]
L'analyse sur de telles bases permet d'effectuer une décomposition temps-fréquence du signal. Parmi les choix possibles $\varphi$ et $ \hat{\varphi}$ peuvent être simultanément à décroissance exponentielle (ce dont Wilson avait besoin pour effectuer certaines décompositions en théorie de la renormalisation); on peut aussi prendre $ \hat{\varphi}$ $C^\infty$ à support compact, qui est le choix effectué en 2012 par V. Necula, S. Klimenko et M. Mitselmakher pour la réalisation des algorithmes de détection des ondes gravitationnelles. La raison fondamentale de ce choix est que les ondes gravitationnelles sont parcimonieuses dans des bases de Wilson. La représentation des données ainsi obtenue peut être calculée et inversée rapidement grâce à une adaptation de la FFT (transformée de Fourier rapide). Un avantage supplémentaire est que les coefficients de translatées du signal peuvent aussi être obtenus par des algorithmes rapides; ce dernier besoin est spécifique à la détection des ondes gravitationnelles, où le même signal est enregistré par plusieurs capteurs, mais avec un léger décalage temporel dû au fait que l'onde, qui se propage à la vitesse de la lumière, ne les atteint pas exactement au même instant.
En septembre 2015, ces bases ont permis d'effectuer la première détection d'une onde gravitationnelle.

Qu'il s'agisse de transformée en ondelettes ou de STFT à la Gabor, représenter un signal dans le plan temps-fréquence permet non seulement de visualiser sa structure éventuellement multi-composantes mais aussi de reconstruire les composantes individuelles en isolant leurs signatures. Dans le cas par exemple de signaux modulés en fréquence, ces dernières s'appuient sur des trajectoires de ``fréquence instantanée'' qu'il convient d'identifier au mieux. Une application directe des définitions classiques est cependant insuffisante du fait que les trajectoires recherchées, que l'on souhaiterait réduites à des courbes dans le plan, sont ``épaissies'' par le noyau reproduisant des transformées. En s'inspirant de modèles du système auditif humain et en collaboration avec S. Maes, I. Daubechies a proposé, dès le milieu des années 1990, d'accroître la localisation des transformées continues en faisant usage d'informations de phase. Les techniques résultantes, dites de synchrosqueezing, ont récemment connu un regain d'intérêt en offrant une alternative mathématiquement bien contrôlée à des méthodes attrayantes mais moins bien établies comme l'Empirical Mode Decomposition [10]. Dans ce contexte d'analyse pilotée par les données, et outre ses contributions personnelles, I. Daubechies a joué un rôle remarquable en établissant des passerelles entre des communautés très différentes (mathématiciens, physiciens appliqués, ingénieurs, médecins) qui, sans ses initiatives comme le workshop qu'elle co-organisa à l'IPAM en 2013, n'auraient sans doute eu que peu de chances de se rencontrer.
Dans ses travaux I. Daubechies s'est toujours intéressée à des questions scientifiques fondamentales posées par des applications très concrètes. Un travail emblématique de ce point de vue est l'amélioration de la vitesse de l'algorithme de Transformée de Fourier Rapide (FFT). Introduit pour la première fois par Gauss en 1808 pour effectuer des calculs en astronomie, cet algorithme, a été redécouvert à plusieurs reprises au cours des 19ème et 20ème siècle. Popularisé par le célèbre article de
J. Cooley et J. Tukey en 1965, il permet de calculer la transformée de Fourier discrète d'un signal de longueur $N$ en $N \log N$ opérations (au lieu des $N^2$ a priori requises). Cette amélioration a permis à la transformée de Fourier d'être massivement utilisée en traitement du signal: si l'activité principale de l'ensemble des ordinateurs dans le monde est constituée par les algorithmes de tri (trouver o placer une information dans une mémoire), on estime aujourd'hui que leur deuxième activité est le calcul de FFT. Dans une suite d'articles, en collaboration entre autres avec A. Gilbert, I. Daubechies apportera l'une des très rares améliorations à cet algorithme: si l'on souhaite seulement calculer les $m$ plus grands coefficients de Fourier, alors $Cm(logN)^5$ opérations suffisent, cf. par exemple [9].
La toute première étape du traitement du signal est la transformation du signal analogique en signal numérique. Il s'agit d'échantillonner le signal, et simultanément de quantifier les coefficients correspondants de faon à les représenter à l'aide d'un nombre de "bits" le plus petit possible. Dans un travail fondamental avec R. deVore [8] sur la modulation sigma/delta, I. Daubechies obtient un résultat remarquable: le taux de compression le plus fort possible (un bit par échantillon) peut effectivement être réalisé pour les signaux "à bande limitée", c'est-à-dire dont la transformée de Fourier est à support compact; un algorithme explicite et robuste qui réalise ce taux de compression est obtenu; ce travail mêle de faon profonde des méthodes de théorie des nombres, de systèmes dynamiques, d'analyse harmonique et de théorie de l'information. Dans d'autres travaux (sur les "$\beta$-encoders"), elle mettra en évidence de nouveaux liens entre codage et théorie des nombres. Ces techniques sont aujourd'hui très largement utilisées dans l'élaboration de composants électroniques.
Un aspect clef de la personnalité d'I. Daubechies est sa curiosité intellectuelle toujours en éveil, et sa volonté de favoriser les interactions entre communautés, même très éloignées: au début des années 2000, elle va être maître d'oeuvre d'un projet réunissant le Musée Van Gogh d'Amsterdam, des historiens d'art et la communauté de traitement d'image. L'idée, qui pouvait sembler folle, était de déterminer si des méthodes de traitement d'image peuvent apporter une aide aux historiens d'art pour l'attribution de certaines oeuvres. Le projet sera décomposé en plusieurs "défis" comme mettre en évidence des différences entre le style de Van Gogh et celui de peintres proches, ou entre les différentes périodes de Van Gogh. I. Daubechies apportera des réponses à ces défis, mais surtout elle portera avec enthousiasme ce projet, qui dépassera rapidement les enjeux posés par les seules oeuvres de Van Gogh. Ainsi, elle a récemment monté un projet très ambitieux pour éliminer "virtuellement" les multiples craquelures qui parsèment le eRetable de l'Agneau Mystiquee, qui est le plus célèbre tableau des frères Van Eyck. Une conséquence étonnante de ce projet a été que les spécialistes ont alors pu "lire" dans l'un des livres tenus entrouvert dans le tableau, et identifier un texte de Saint Thomas d'Aquin! Les interactions ainsi créées se multiplieront et donneront naissance à une suite de colloques récurrents Image Processing for Art Investigation, dont la 4ème édition s'est tenue en juin dernier; ils réunissent spécialistes d'art et de traitement d'image, et sont une source d'interactions extrêmement riches et fructueuses.
Pour I. Daubechies, interagir avec des chercheurs d'autres disciplines que les mathématiques ne consiste pas à en "tirer" des questions mathématiques intéressantes, mais à pousser les interactions jusqu'au point où ses intuitions et ses résultats influent véritablement sur le développement des autres sciences, comme en témoigne le nombre de ses articles dans des journaux d'informatique, de traitement du signal et de l'image, et l'impact qu'ils ont produit dans ces communautés.
I. Daubechies a eu une carrière prestigieuse: première femme professeur en mathématiques à Princeton (de 1994 à 2010) elle est aujourd'hui titulaire de la chaire James B. Duke à l'Université Duke, en Caroline du Nord. Membre des plus hautes institutions scientifiques (telles que l'American Academy of Arts and Sciences et la National Academy of Sciences), membre étranger de l'Académie des sciences, Docteur Honoris Causa de six universités, titulaire de nombreux prix et honneurs (elle a été élevée à la distinction de baronne en Belgique, et un astéroïde porte son nom!), cette longue suite de reconnaissances n'a pas modifié sa nature: elle ne s'est jamais transformée en "notable de la science" mais, au contraire, a su garder intacte toute sa spontanéité, et ses capacités d'émerveillement et d'enthousiasme face à de nouveaux problèmes. Interrogée sur le fait que présider l'IMU (Union Mathématique Internationale) représentait un pouvoir important, elle a simplement répondu qu'elle ne voyait pas cette responsabilité en terme de pouvoir, mais de service.

I. Daubechies n'a jamais compté son temps et son énergie au service de la communauté scientifique. Ainsi, elle s'est fortement investie dans un programme du centre ValBio à Madagascar où elle a développé des projets à visée biologique et écologique. Le but de cette action n'était pas de repérer quelques talents prometteurs pour les faire venir aux Etats-Unis, mais bien de favoriser l'éclosion sur place d'un groupe de mathématiciens travaillant sur des problèmes d'actualité prometteurs, et interagissant avec la communauté internationale. Cette activité s'est effectuée en coordination avec l'Université de Fianarantsoa, où elle a contribué à lancer plusieurs programmes scientifiques. Comme présidente de l'IMU, elle a toujours promu l'idée suivant laquelle les mathématiques ne sont pas un luxe pour les pays en voie de développement, mais les fondations sur lesquelles ils devront s'appuyer pour développer des formations d'ingénieurs et de scientifiques et finalement leur économie.
Durant toute sa carrière, et tout particulièrement lors de sa présidence de l'IMU, elle a pris de nombreuses initiatives pour encourager l'accès des femmes à des carrières scientifiques, et elle a toujours lutté avec acharnement contre le préjugé selon lequel les filles seraient moins douées pour les maths que les garons. Pour un grand nombre de femmes scientifiques, Ingrid Daubechies est un modèle lumineux.
Quelques publications particulièrement emblématiques :
[1] A. Cohen, W. Dahmen, I. Daubechies, and R. DeVore, Harmonic Analysis of the space BV, Rev. Mat. Iberoam. Vol. 19 (1) pp. 235-263, 2003.
[2] A. Cohen, I. Daubechies, and J.-C. Feauveau, Biorthogonal bases of compactly supported wavelets, Communications on Pure and Applied Mathematics. Vol. 45 (5) pp. 485Ð560, 1992.
[3] I. Daubechies, The wavelet transform, time-frequency localization and signal analysis,IEEE Trans. on Info. Theory Vol. 36 (5) pp. 961-1005, 1990.
[4] I. Daubechies, Orthonormal bases of compactly supported wavelets, Comm. Pure Appl. Math., Vol. 41 (7) pp. 909-996, 1988.
[5] I. Daubechies, M. Defrise, and C. DeMol, An iterative thresholding algorithm for linear inverse problems, Comm. Pure Appl. Math., Vol. 57 (11) , pp. 1413-1457, 2004.
[6] I. Daubechies, A. Grossmann, and Y. Meyer, Painless nonorthogonal expansions, J. Math. Phys. 27, pp. 1271-1283, 1986.
[7] I. Daubechies, S. Jaffard, and J.-L. Journé, A simple Wilson orthonormal basis with exponential decay, SIAM J. Math. Anal., Vol. 22 (2), pp. 554Ð573, 1991.
[8] I. Daubechies, and R. Devore, Approximating a bandlimited function using very coarsely quantized data: A family of stable sigma-delta modulators of arbitrary order, Ann. Math., Vol. 158 (2), pp. 679-710, 2003.
[9] J. Zou, A. Gilbert, M. Strauss, and I. Daubechies, Theoretical and experimental analysis of a randomized algorithm for sparse Fourier transform analysis, J. Comp. Physics, Vol. 211 (2), pp. 572-595, 2006.
[10] I. Daubechies, J. Lu, and H.T. Wu, Synchrosqueezed wavelet transforms: An empirical mode decomposition-like tool, Appl. Comp. Harm. Anal., Vol. 30 (2), pp. 243--262, 2011.