Mathématiques & covid-19 : témoignage de Bertrand Maury
Avant la crise/en temps normal, vous travailliez sur quoi et avec qui ?
Comme la plupart des mathématiciens appliqués, je mène une « double vie ». Une première part de mes activités tourne autour de méthodologies générales visant à construire et analyser des outils permettant de calculer des approximations à certaines équations. Typiquement, ce peut être les équations aux dérivées partielles qui interviennent en mécanique des fluides, ou les équations qui régissent le mouvement de grains rigides, avec une orientation générale vers les sciences du vivant (système respiratoire, écoulements sanguins, mouvements collectifs de cellules…).
L’autre part, qui a pris une importance croissante ces dernières années, est de nature « réactive », suscitée par la considération de problématiques concrètes, parfois éloignées des terrains de jeu habituels du mathématicien appliqué. Le travail consiste ici à modéliser, au sens fort du terme. Il s’agit de choisir les variables qui semblent les plus pertinentes, de construire les équations encodant les phénomènes que l’on cherche à reproduire, et d’étudier dans le sens le plus large les systèmes résultants: caractère bien posé des équations, dépendance par rapport aux paramètres, élaboration de méthodes numériques adaptées, validation des calculs numériques, etc.
Il n’y a bien sûr pas étanchéité entre ces deux compartiments : il peut arriver que les outils nécessaires à la modélisation d’un phénomène particulier soient déjà parmi ceux que je maîtrise à peu près, ce qui n’est pas spécialement réjouissant (il est plus excitant de devoir en concevoir de nouveaux). Inversement, la volonté de prendre en compte certains phénomènes peut conduire vers des domaines moins familiers, qui peuvent devenir centraux dans les activités de recherche, au-delà de l’application qui les a suscitées. C’est ainsi que l’envie de développer des modèles macroscopiques de mouvements de foules m’a conduit au transport optimal, suite à une discussion assez fortuite avec un spécialiste du domaine, Filippo Santambrogio. Ce domaine des mathématiques intervient maintenant dans presque toutes mes recherches.
La plupart des travaux de modélisation sont faits en collaboration. Collaborations académiques d’une part, avec des collègues enseignants-chercheurs et aussi des ingénieurs de recherche (Sylvain Faure et Hugo Leclerc actuellement). Ces derniers sont spécialisés dans les aspects d’implémentation effective. En effet, nous élaborons des outils numériques qui vont bien au-delà de simples prototypes et qui ont vocation à être utilisés par d’autres. Ces travaux impliquent également des collaborations à l’extérieur des maths (biologistes, physiciens, épidémiologistes), voire à l’extérieur du monde académique (entreprises, laboratoires de recherche appliquée…).
Pourquoi et comment vous êtes-vous mobilisé lors de cette crise sanitaire ? Y a-t-il une composante collective ?
Très concrètement, les collègues de la plateforme MODCOV19 nous ont demandé (à Sylvain Faure et à moi-même) fin avril si nous accepterions de développer un outil permettant de suivre l’évolution de l’épidémie à l’intérieur d’un établissement scolaire. Il s’agissait d’utiliser notre expérience sur la modélisation des mouvements de foules. J’ai constitué une petite équipe autour de ces questions avec Sylvain Faure et Félicien Bourdin, un doctorant qui travaille sur le mouvement de cellules par des approches de transport optimal.
Il serait déraisonnable pour un chercheur de baser entièrement son activité sur de telles sollicitations instantanées et urgentes, mais le projet nous a enthousiasmés. Nous avons de fait commencé à travailler quelques heures après les premiers échanges.
Ce type de projet nécessite, surtout dans sa phase initiale, un gros travail de réflexion collective : discussions quotidiennes en visio entre nous trois et discussions plus irrégulières mais intenses avec des experts extérieurs ou des utilisateurs potentiels : épidémiologistes, médecins, responsables de Santé Publique France, Inspecteurs Généraux Académiques, chefs d’établissements scolaires, etc.
La recherche de contacts éclairés à l’extérieur de sa propre discipline ainsi que la mise en place d’une relation de confiance prennent en général beaucoup de temps, mais la présence d’un intermédiaire dynamique dédié à cette fluidification des échanges a permis d’accélérer le processus : la plateforme MODCOV19 (notamment Amandine Veber, qui a suivi et soutenu le projet depuis le début) nous a épaulés de façon essentielle.
Pouvez-vous décrire le projet scientifique lui-même, et la manière dont il s’est précisé au fil du temps ?
La sollicitation initiale portait sur la modélisation de la propagation d’une épidémie de type Covid19 à l’échelle d’un établissement scolaire. Nous avons choisi de séparer les trois aspects du problème :
- étude des mouvements des différentes populations au sein de l’établissement,
- estimation des contacts directs ou indirects entre ces populations,
- modélisation de la propagation d’une épidémie à partir de la connaissance de ces contacts.
Le premier aspect repose sur des principes assez simples, même si l’implémentation effective en est assez complexe. Il s’agit en premier lieu de construire le graphe de l’établissement, dont les sommets sont les lieux d’intérêt (salles de classe, cour de récréation, cantine, …) et les arêtes correspondent au parcours-type d’un point à l’autre. L’intégration des emplois du temps permet alors d’estimer le mouvement des différentes entités (classes, enseignants, …) sur ce réseau.
Le deuxième aspect consiste à estimer les contacts entre les entités, contacts directs (croisements dans les couloirs, proximité entre les élèves à la cantine ou dans la cour de récréation) ou indirects (prise en compte de la possible contamination de l’air, des surfaces. Nous déterminons ainsi une “matrice des contacts”. Noter que cette matrice n’est pas en général symétrique, contrairement à la situation habituelle.
Le troisième aspect, épidémiologique, est le plus délicat en termes de modélisation quantitative, car il repose sur des paramètres comme la probabilité qu’une personne infectée en contamine une autre lors d’un contact rapproché d’une durée déterminée.
Nous avons pris le parti de construire un outil qui permette d’aborder de façon la plus complète possible les deux premiers aspects. Pour le troisième, nous avons préféré l’estimation d’un « score de risque » permettant de quantifier les risques afférents à tel ou tel choix organisationnel. Il s’agit de refléter au mieux la réalité épidémiologique, en particulier la hiérarchie des différents modes de propagation (hiérarchie assez peu connue…) mais sans prétendre constituer un outil véritablement prédictif en terme de nombres d’infectés.
L’objectif qui s’est peu à peu dégagé est de réaliser un logiciel qui, couplé aux outils de conception des emplois du temps, aide les chefs d’établissement à mieux prendre en compte le risque épidémiologique.
Avez-vous changé votre façon de travailler du point de vue des mathématiques employées, des collaborations ou encore du point de vue pratique ?
Il se trouve que nous avions une certaine expérience de cette manière de travailler en « délais raccourcis », dont la caractéristique principale est que les moyens et méthodologies se mettent en place en même temps que se clarifient les objectifs, au travers de discussions avec les utilisateurs finaux. La difficulté principale, comme nous l’avons déjà expérimenté dans le contexte industriel, et comme je l’évoquais précédemment, est que les besoins réels, qui conditionnent évidemment les moyens à mettre en oeuvre pour y répondre, ne sont au départ identifiés que de façon confuse. C’est un peu déroutant au début pour un mathématicien: non seulement le problème n’est pas « bien posé », mais il n’est tout simplement pas posé !
Il est également essentiel, pour que la démarche ait du sens, de ne pas chercher à tout prix à caser les choses que l’on maîtrise. Pour résumer, l’exercice consiste à identifier et mettre œuvre des outils parfaitement adaptés à un problème indéfini…
Cette démarche réserve de bonnes surprises. Par exemple, il nous est apparu assez tôt qu’il était essentiel que nous soyons capables de définir une sorte de score de risque pour permettre de comparer, en termes de risque épidémiologique, différents scénarios conçus par les chefs d’établissement. L’estimation de tels indicateurs à partir des matrices de contacts que j’ai déjà évoquées est un domaine très riche. L’une des approches que nous étudions actuellement est basée sur l’étude spectrale d’une matrice de type Laplacien discret que l’on peut associer à cette matrice des contacts. Les grandes valeurs propres et les vecteurs propres associés décrivent le début de l’épidémie, tandis que les vecteurs propres associés aux plus petites valeurs propres donnent des indications sur d’éventuels clusters qui ont des chances d’apparaître en cas de développement de l’épidémie.
Cette question nous a conduits à étudier des approches spectrales introduites récemment en Machine Learning. Dans ce contexte, on considère un réseau résistif canoniquement associé à un nuage de points dans un espace euclidien et le Laplacien correspondant pour faire apparaître des structures géométriques [R.R. Coifman, S. Lafon, Diffusion maps, Applied and computational harmonic analysis 21 (1), 5-30].
Dans un registre plus physique, cette étude a « résonné » avec un projet auquel j’avais participé sur l’estimation de l’aire de la paroi alvéolo-capillaire (qui délimite les alvéoles pulmonaires) par inhalation d’aérosols. Il se trouve que les gouttelettes que nous avions utilisées pour ce projet ont à peu près la taille de celles émises lorsque l’on parle ou crie, et qui sont susceptibles de transmettre la maladie. Cette analogie nous a fait repenser l’étude menée à l’époque, et a indirectement conduit l’un d’entre nous, mon collègue physicien Benoit Semin, à concevoir un moyen indirect d’estimer la quantité d’aérosols flottant dans une pièce. Un dispositif de mesure a été construit, et nous menons actuellement les premiers tests.
Tout ceci repose sur une collaboration étroite avec des médecins, des physiciens, etc. bref des non-mathématiciens. Comment ça se passe ?
L’interaction avec des non mathématiciens, qui constituent quand même la majorité écrasante des habitants de cette planète, voire avec des personnes éloignées de la recherche en général, demande des efforts permanents de part et d’autre, qui parfois n’aboutissent à rien (au moins en termes de valorisation académique). La frustration est de fait courante et inévitable.
Mais elle peut être dépassée en abandonnant, au moins ponctuellement, l’idée d’une pratique de recherche incrémentale, qui consiste typiquement à progresser en étendant la portée d’outils ou méthodologies déjà maîtrisés.
Après quelques années d’expériences de ce type d’interaction, j’en suis venu à penser qu’il est souvent nécessaire, pour que la démarche soit féconde et dépasse la frustration, que le mathématicien puisse sortir de son domaine, participer activement à l’élaboration des modèles avec son intuition propre, pour pouvoir déployer ensuite les mathématiques les plus adaptées au phénomène étudié. Il s’agit d’une pratique tout à fait stimulante qui peut, j’en suis convaincu, enrichir la partie théorique du travail de recherche, et d’une certaine manière lui donner plus de sens.
Est-ce que les réponses/les outils que vous avez développés sont/vont être utilisés ?
C’est une bonne question… Même si nous avons déployé beaucoup d’efforts pour construire un outil logiciel utilisable par un non spécialiste, la finalité applicative de l’outil que nous développons est, à l’heure où je réponds à ces questions, encore incertaine.
Son utilisation potentielle effective dépend d’un grand nombre de facteurs qui nous dépassent largement. En tout cas les interactions directes que nous avons eues avec certains chefs d’établissement, qui nous ont fait part de leur intérêt pour ce type d’outil, nous encouragent à aller plus loin dans l’élaboration d’un logiciel qui puisse être utilisé, sans nécessiter une charge de travail trop importante.
Par exemple, nous travaillons actuellement à fluidifier les interactions entre notre démarche et les logiciels de conception d’emploi du temps (plusieurs sont utilisés à l’heure actuelle). Sans cette possibilité de greffer de façon dynamique la prise en compte des aspects épidémiologique à la conception assistée d’emploi du temps, il faut bien reconnaître que le projet risque de manquer son « public ».
Un message à faire passer aux collègues matheux ? Au-delà ?
Je ne peux qu’encourager les collègues, y compris les plus « purs » d’entre eux, à faire l’expérience de ce saut dans l’inconnu qui réserve souvent de bonnes surprises et permet d’ancrer le mathématicien dans la communauté.
Il ne s’agit bien sûr aucunement d’une remise en question de l’essence même de l’activité en mathématiques théoriques, qui garde bien sûr tout son sens, mais simplement d’établir des ponts, de confronter son intuition abstraite à des problématiques réelles.
J’ajouterai que cette démarche me semble plus naturelle maintenant qu’il y a quelques décennies. Historiquement, les mathématiques appliquées se sont développées autour de l’étude de phénomènes physiques (mécanique des fluides, du solide, systèmes de particules, électromagnétisme, chimie quantique…). Ces domaines restent bien sûr très actifs et porteurs d’innovations, mais nécessitent un investissement préalable important, une longue expérience des phénomènes concernés. Pour résumer : ça ne s’improvise pas. Les nouvelles problématiques qui sont venues enrichir nos terrains de jeu traditionnels me semblent s’offrir de façon assez directe à un regard mathématicien.
On peut penser bien sûr à l’explosion des activités en Machine Learning et en intelligence artificielle avec leur efficacité redoutable et pour l’instant inexpliquée. Si ces activités me semblent largement perçues par la communauté mathématicienne comme plus technologiques que scientifiques, il paraît assez plausible que des outils ou cadres mathématiques encore à définir permettront d’accéder à une meilleure compréhension des outils existants et futurs. Mais je ne prendrai pas le risque de m’étendre davantage (ma légitimité dans ce domaine est très limitée).
Plus proche de mes propres activités, la modélisation des comportements humains, en particulier tout ce qui touche au transport et aux interactions entre les personnes (mouvements collectifs, réseaux sociaux), me paraît offrir tout un univers de problèmes nouveaux et passionnants, qui sont de nature à mobiliser des domaines mathématiques très variés.
Pour prendre un exemple simple du caractère singulier de ces systèmes humains, je pourrais citer la dissymétrie des interactions : les modèles dits “orientés agent” reposent sur une vision des individus comme des particules physiques en mouvement ou, pour ce qui est des réseaux sociaux, comme des réceptacles d’une substance virtuelle (une opinion, par exemple) qui diffuse au travers du réseau. Les systèmes physiques auxquels on peut penser par analogie, qui ont été étudiés depuis des siècles, obéissent à un principe de symétrie (principe d’action-réaction pour les systèmes mécaniques, réversibilité des processus de diffusion, linéarité des lois d’Ohm, de Fick, …). Dans le cas d’entités avec des facultés cognitives et décisionnelles, la symétrie des relations d’individu à individu est cassée (on peut voir quelqu’un qui ne nous voit pas, écouter quelqu’un qui ignore notre existence). Ceci conduit à des modèles qui s’écartent très significativement des principes fondamentaux sur lesquels se base notre intuition. Ces modèles présentent de fait des propriétés mathématiques très différentes. A titre d’exemple, les matrices de « rigidité » qui interviennent dans ces modèles, contrairement aux modèles mécaniques, peuvent admettre des valeurs propres complexes, ce qui change complètement le comportement des solutions [H. Lavenant, B. Maury, Opinion propagation on social networks : a mathematical standpoint, ESAIM: Proceedings and Surveys, 2020, Vol. 67, p. 285-335.].
Pour revenir à la question initiale, le plus important me paraît être de dépasser la vision traditionnelle de « transfert technologique » à sens unique : on aurait d’un côté des outils et cadres formels sur l’étagère, et d’un autre côté des problématiques réelles qui n’attendent que de rentrer dans un cadre pré-établi. Je pense très sincèrement que se tourner vers les applications peut conduire à un enrichissement très significatif du cœur de l’activité en recherche plus fondamentale.
Bertrand Maury
est professeur au département de mathématiques de l’université Paris-Saclay et à l’École normale supérieure de Paris. Sa recherche porte sur les mouvements de particules et la modélisation des foules et du système respiratoire.
Interview réalisée par Jérôme Buzzi.