Mathématiques & covid-19 : témoignage de Gabriel Turinici
Avant la crise que faisiez-vous?
Je travaillais déjà sur les épidémies. J’ai débuté au moment de l’épidémie de SARS de 2003, notamment avec Antoine Danchin (Institut Pasteur puis Institut Cochin et Académie des sciences). Je me suis intéressé à l’épidémiologie mathématique (clinique ou sociétale) mais aussi à l’étude des comportements (par exemple l’acceptation ou le refus de la vaccination).
Comment vous êtes-vous mobilisés?
Depuis janvier 2020, nous suivons l’évolution de la pandémie notamment en collaboration avec Antoine Danchin et Patrick Tuen Wai Ng (Hong Kong). Nous menons des études scientifiques et participons à des interventions destinées à un public plus large (groupe de travail universitaire mais aussi divers instances des Académies des sciences et de médecine, interventions au sein de l’Assemblée Nationale).
L’initiative MODCOV19 de l’INSMI CNRS le groupe de travail à l’Université Paris Dauphine et le collectif Codata sont des structures propices à ce type d’action.
Votre façon de travailler a-t-elle changée?
Il y a eu une nette augmentation du rythme de travail et du nombre de collaborations et de collègues impliqués!
Mais comme spécialiste de modélisation et des applications numériques, j’ai toujours employé des techniques très variées. Dans le cadre de la modélisation en épidémiologie, les modèles compartimentaux (ODE, EDP d’évolution) sont très employés. Nous y ajoutons des structurations diverses (âge, infectivité, état immunitaire,…) qui introduisent une hétérogénéité et mènent à l’étude de densités de probabilité dépendant du temps. Surtout, nous nous posons des questions de modélisation venant de la biologie, médecine et génétique. Des techniques de la théorie des jeux à champ moyen sont mises en oeuvre pour les études comportementales. Les outils numériques au sens large (notamment les flots de gradient sur des espaces métriques) sont employées pour trouver des solutions pratiques à ces problèmes.
À plus long terme des études de génétique font intervenir des outils comme les réseaux génératifs VAE (ou auto-encodeurs variationnels) oui des prévisions de type réseaux LSTM (long/short term memory).
Comment se passe la collaboration avec les médecins, biologistes, etc. ?
J’ai la chance de rencontrer des passionnés dans plusieurs domaines différents du mien, allant de la biologie et génétique à la médecine, épidémiologie, immunologie et passant par la physique, chimie,...
Ces travaux interdisciplinaires demandent d’une part le respect des compétences de chacun, qui sont d’autant plus difficiles à juger que les domaines sont éloignés et d’autre part une curiosité partagée, sans quoi on reste dans la technique.
Pouvez-vous expliquer les objectifs scientifiques de votre recherche? Les objectifs sociétaux?
L'épidémiologie peut donner des prévisions de propagation (mais attention à la marge d’erreur très importante; même si une prise en compte des spécificités du virus améliore ces prévisions). Elle aboutit aussi à des apports cliniques; par exemple nous avons exploré depuis 2003 la possibilité d’une immunité croisée entre coronavirus et autres virus et nous continuons à nous poser des questions sur la réponse immunitaire pendant et après une infection à SARS-CoV-2. On sait peu de chose encore sur cette question mais son étude est cruciale aussi bien pour un éventuel vaccin que pour la suite de la pandémie.
Comment voyez-vous la recherche après la crise?
Mon expérience me fait craindre que l’intérêt ne retombe vite une fois la crise passée et que seul un petit nombre continue à travailler sur ces questions et sans les moyens qui seraient nécessaires pour faire face à l’épisode suivant. Pour ma part, je compte poursuivre mes travaux en épidémiologie en privilégiant les structures de recherche multidisciplinaires qui peuvent soutenir les approches hétérodoxes originales.
Un message pour la communauté?
Je suis convaincu que nous continuerons à contribuer à ces questions pourvu qu’on n’ignore pas notre longue histoire avec la médecine et l’épidémiologie (ce qui nous amènerait à réinventer la roue) et qu’on respecte les apports des autres disciplines (pour que nos travaux aient réellement un sens).
Gabriel Turinici
Professeur de mathématiques à l'Université de Paris Dauphine, membre du laboratoire CEREMADE.
Source: https://www.ceremade.dauphine.fr/~turinici/images/stories/turinici.jpg
Interview réalisée par Jérôme Buzzi